L’envers de l’utopie

Le nazisme n’est certes pas une utopie politique. En revanche, il met au jour des tendances latentes de la tradition utopique occidentale : l’obsession de la transparence, la subordination absolue de l’individu à l’État et, plus encore peut-être, la tentation de la pureté. Se découvre, à la source de l’idée d’un homme nouveau régénéré, une utopie du corps : un chemin qui va de l’hygiénisme à l’eugénisme...
Le destin des sociétés communistes d’Europe orientale soulève une autre question : celle d’une utopie qui se retourne et s’inverse, où, derrière la mobilisation totale voulue au nom d’un avenir radieux, se révèle une immense mobilisation de la violence politique.
     

Depuis le roman Nous autres, écrit en 1920 par l’écrivain russe Zamiatine, jusqu’au 1984 du Britannique George Orwell, la littérature du siècle décrit cette inversion de l’utopie où, au nom du bonheur, l’État et le Parti tentent d’absorber ou de détruire la société, à coups de purges, de terreur et de camps de rééducation.
   
 



Ievgueni Ivanovitch Zamiatine
On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m’avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu’à cause de ma maladie, à cause de mon âme.
Nous autres, 1920.
  

Aldous Huxley
En 1931, alors que j’écrivais Le Meilleur des mondes, j’étais convaincu que le temps ne pressait pas encore. La société intégralement organisée, le système scientifique des castes, l’abolition du libre-arbitre par conditionnement méthodique, la servitude rendue tolérable par des doses régulières de bonheur chimiquement provoqué, les dogmes orthodoxes enfoncés dans les cervelles pendant le sommeil au moyen de cours de nuit, tout cela approchait, se réaliserait bien sûr, mais ni de mon vivant, ni même du vivant de mes petits-enfants. […] Vingt-sept ans plus tard, dans ce troisième quart du vingtième siècle, et bien longtemps avant la fin du premier siècle après F., je suis beaucoup moins optimiste que je l’étais en écrivant Le Meilleur des mondes. Les prophéties faites en 1931 se réalisent bien plus tôt que je le pensais.
Retour au meilleur des mondes, 1958.