Imaginer le futur
Le XXe siècle n’a pas été tendre avec l’utopie : d’une part, il a eu raison de la croyance en un progrès continu et automatique, en montrant, en particulier avec le nazisme, que de brutales régressions vers la barbarie, fût-elle industrielle, sont toujours possibles ; d’autre part, la grande utopie alternative de la construction de la société communiste n’a pas tenu ses promesses. D’autres utopies ont pourtant déjà pris le relais, selon des modalités très variées.

Au tournant du millénaire, l’extraordinaire développement des techniques de traitement de l’information paraît réactiver les espérances utopiques : des possibilités d’expression et d’échange sont massivement offertes aux internautes dans des conditions de très grande liberté, et certains pensent qu’une nouvelle forme "d'intelligence collective” aux dimensions planétaires est en train d’émerger. D’autres utopies, portant sur les manières d’habiter, de travailler, de vivre ensemble, surgissent de manière récurrente, pour aller au-delà des modèles dominants.

Quoi qu’on en pense, il est clair que la démarche utopique n’est pas près de s’éteindre, et que "l’imagination sociale” est une dimension constitutive de la vie en commun. Au demeurant, notre histoire est remplie de promesses non tenues, et il vaut mieux imaginer le futur que le subir.

     


Pierre Lévy

Le rôle de l’informatique et des techniques de communication à support numérique ne serait pas de “remplacer l’homme” ni de s’approcher d’une hypothétique “intelligence artificielle”, mais de favoriser la construction de collectifs intelligents où les potentialités sociales et cognitives de chacun pourront se développer et s’amplifier mutuellement. Selon cette approche, le projet architectural majeur du XXIe siècle sera d’imaginer, de construire et l’aménager l’espace interactif et mouvant du cyberspace. Peut-être alors sera-t-il possible de dépasser la société du spectacle pour aborder une ère post-médias, ère dans laquelle les techniques de communication serviront à filtrer les flux de connaissances, à naviguer dans le savoir et à penser ensemble plutôt qu’à charrier des masses d’informations.
L’Intelligence collective, 1995, p. 25.