Rabelais,
Gargantua
Autres textes :

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Comment estoient reigles les Thelemites à leur maniere de vivre

Chapitre LVII

Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir & franc arbitre.

Se levoient du lict quand bon leur sembloit, beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leur venoit ; nul ne les esueilloit, nul ne les parforcoit ny à boyre, ni à manger, ny à faire chose aultre quelconques. Ainsi l’avoit estably Gargantua. En leur reigle n’estoit que ceste clause 

FAY CE QUE VOULDRAS,

Parce que gents liberes, bien nayz, bien instruictz, conversants en compaignies honnestes, ont par nature ung instinct & aguillon, qui tousjours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur ". Iceulx, quad par vile subjection & contraincte sont deprimez & asservuiz detournent la noble affection, par laquelle à vertu frachement tendoient, à deposer & enfraindre ce joug de servitude ; car nous entreprenons tousjours choses defendues & convoytons ce qui nous est denié.

Par ceste liberté entrarent en louable emulation de faire tous ce qu’a ung seul voyaient plaire. Si quelqu’ung ou quelcune disoit : " Beuvons, " touts buvoient ; si disoit : " Jouons, " touts jouoient ; si disoit : " Allons à l’esbat es champs, " touts y alloient. Si c’estoit pour voller ou chasser, les dames, montées sus belles hacquenées avecq’ leurs palefory gorrier, sus le poing, mignonnement engantelé, portoient chascune ou ung espavier, ou ung laneret, ou ung esmerillon. Les hommes portoient les aultres oyseaulx.

Tant noblement estoient aprins qu’il n’estoit entre eulx celluy ne celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq et six langaiges, & en icelles composer tant en carme, qu’en oraison solue. Jamais ne furent veuz chevaliers tant preux, tant galants, tant dextres à pied & à cheval, plus verts, mieulx remuants, mieulx maniants touts bastons, que là estoient, jamais ne furent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à lagueille, à tout acte muliebre honneste & libere, que là estoient.

Par ceste raison, quand le temps venu estoit qu’aulcun d’icelle abbaye, ou à la requeste de ses parenst, ou pour aultres causes, voulust yssir hors, avecq’ soy il emmenoit une des dames, celle laquelle l’auroit prins pour son devot, & estoient ensemble maries ; et si bien avoient vescu àTheleme en devotion & amytié, encores mieulx la continuoient ilz en mariage : & aultat s’entreaymoient ilz à la fin de leurs jours comme le premier de leurs nopces.

Je ne veulx oublier vous descripre ung enigme qui fut trouvé aux fondemens de l’abbaye en une grande lame de bronze. Tel estoit comme s’ensuyt :

Rabelais, Gargantua
1532 : l’abbaye de Thélème, “ Fay ce que vouldras ”, chapitre LVII.