William Morris,
Nouvelles de nulle part
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Travail


De l'organisation de la vie

" Eh bien, dis-je, ces " dispositions " dont vous avez parlé et qui remplacent le gouvernement, pourriez-vous me les décrire ?
- Voisin, dit-il, bien que nous ayons bien simplifié notre vie par rapport à ce qu’elle était autrefois, et que nous nous soyons débarrassés de beaucoup de ces conventions et de ces besoins factices qui avaient donné à nos ancêtres de si grands soucis, notre vie cependant demeure trop complexe pour que je puisse vous exposer en détail et verbalement comment nous l’avons organisée ; tout cela, il vous faudra le découvrir vous-même en vivant parmi nous. Il m’est plus facile en réalité de vous dire ce que nous nous abstenons de faire, que ce que nous faisons positivement.
- Eh bien, donc ? dis-je
- Voici ce que l’on peut en dire, répondit-il. Voilà cent cinquante ans au bas mot que la vie est plus ou moins pour nous ce qu’elle est aujourd’hui ; qu’une tradition ou qu’un mode de vie se sont imposés à nos habitudes ; et ce mode de vie est devenu pour nous l’habitude d’agir, en définitive, pour le mieux. Il nous est facile de vivre sans nous voler les uns les autres. Il nous serait possible de nous battre et de nous voler, mais cela nous donnerait plus de mal que de nous en abstenir. C’est là, en raccourci, la base de notre vie et de notre bonheur.
- Tandis qu’autrefois, dis-je, on avait beaucoup de mal à vivre sans se battre ni voler. C’est là ce que vous voulez dire, n’est-ce pas, en me montrant le côté négatif de vos avantages ?
- Oui, dit-il. C’était si difficile que ceux-là qui se comportaient habituellement en hommes justes envers leurs voisins étaient portés aux nues comme saints et comme héros, - et qu’on les regardait avec la plus grande vénération.
- De leur vivant ? dis-je.
- Non, dit-il ; après leur mort.
- Mais à présent, repris-je, vous n’allez pas me dire que personne ne transgresse cette règle de bon voisinage ?
- Evidemment non, dit Hammond, mais lorsque ces transgressions se produisent, tout le monde, y compris le transgresseur, les reconnaît pour ce qu’elles sont : l’erreur d’un ami, non pas l’habituelle façon d’agir d’un être réduit à devenir l’ennemi de la société.
- Je comprends, répondis-je, vous voulez dire que vous n’avez pas chez vous de classe criminelle ?
- Comment en aurions-nous ? dit-il. Attendu que nous n’avons pas de classe riche pour faire naître, par l’injustice de l’Etat, des ennemis de l’Etat.
- J’avais cru comprendre, dis-je, d’après quelque chose que vous avez mentionné il n’y a pas longtemps, que vous aviez aboli la législation civile ? Est-ce littéralement exact.
- Elle s’est abolie d’elle-même, mon ami, dit-il. Comme je vous l’ai déjà dit, on maintenait les tribunaux civils pour défendre la propriété privée ; car personne n’a jamais prétendu qu’on pût, par la force brutale, obliger les gens à pratiquer entre eux la justice. Or donc, la propriété privée abolie, toutes les lois et tous les faits qualifiés de crimes et délits qu’elle avait inventés disparurent tout naturellement. Il fallut dès lors traduire le commandement : " Tu ne voleras point ", par celui-ci : " Tu travailleras pour mener une vie heureuse ". Est-il besoin de la violence pour faire respecter ce commandement ?
- Eh bien donc, dis-je, c’est chose entendue, et dont je conviens. Mais que dire des actes de violence ? Leur existence (et vous admettrez qu’il en existe) ne nécessitera-t-elle pas une législation criminelle ?
- Au sens que vous donnez à ce terme, dit-il, nous n’avons pas non plus de législation criminelle. Considérons de plus près le problème, et voyons d’où proviennent les actes de violence. Parmi ceux-ci, les plus nombreux de beaucoup étaient jadis l’effet des lois sur la propriété privée, qui ne permettaient qu’à quelques privilégiés la satisfaction de leurs désirs naturels – et de la coercition évidente et généralisée qui résultait de ces lois. Toutes ces causes de violences-là ont disparu. Et de plus, un grand nombre d’actes de violence provenaient de la perversion artificielle des passions sexuelles, laquelle engendrait une jalousie dévorante et d’autres misères du même ordre. Or, si vous les examinez de près, vous découvrirez que ce qu’il y avait à leur origine, c’était principalement l’idée (qu’avait inventée la loi) que la femme était la propriété de l’homme, que ce fût le mari, le père, le frère ou n’importe qui. Cette idée-là a disparu, naturellement, en même temps que la propriété individuelle, ainsi que certaines sottises touchant le " déshonneur " des femmes qui avaient obéi à leurs instincts naturels en dehors des voies légalement admises, - lequel n’était, bien entendu, qu’une convention découlant des lois sur la propriété privée.
Une autre cause analogue des actes de violence était la tyrannie qu’exerçait la famille et qui fournit, dans le passé, le sujet de tant de contes et de romans, - conséquence, elle aussi, de la propriété privée. Bien entendu, tout cela a disparu, la famille n’étant plus aujourd’hui maintenue par la contrainte légale ou sociale, mais par la sympathie et l’affection mutuelle de ses membres, dont chacun reste libre d’aller et venir à sa guise. De plus, notre standard de l’honneur et de la considération a bien changé ; le succès qui consiste à rouler son prochain a cessé d’ouvrir le chemin de la gloire, pour toujours, espérons-le. Chacun a la liberté d’exercer au maximum son talent particulier, et tout le monde l’y encourage. Nous avons ainsi éliminé le visage renfrogné de l’envie, que les poètes, non sans raison assurément, ne séparent point de la haine ; c’était à l’origine de bien des malheurs et de bien des ressentiments, lesquels chez des êtres passionnés, - c’est-à-dire de tempérament énergique et actif, - aboutissaient souvent à des violences. "
Je répondis en riant :
" Si bien que vous revenez à présent sur votre précédente concession et vous dites que la violence n’existe plus parmi vous ?
Non, dit-il, je ne reviens sur rien du tout ; comme je vous l’ai dit, ces choses arrivent parfois. La chaleur du sang a ses égarements. Il se peut qu’un homme en frappe un autre, que celui-ci riposte et que, le pire arrivant, un homicide en résulte. Et puis ? Faut-il que nous, ses semblables, nous aggravions le mal ? Aurons-nous donc assez médiocre opinion les uns des autres pour croire que le mort crie vengeance, alors que nous savons fort bien que s’il n’avait été que blessé il aurait, lorsque le sang-froid lui serait revenu, et avec lui la faculté de peser toutes les circonstances, pardonné à l’auteur de sa blessure ? Ou bien encore, est-ce que la mort du meurtrier ramènera à la vie sa victime et guérira la douleur de ceux qui l’ont perdu ?
- Certes, dis-je, mais voyons ! la protection de la société n’exige-t-elle pas quelque châtiment ?
- Bravo ! Voisin, dit le vieillard avec quelque chaleur. Cette fois vous avez fait mouche ! Ce châtiment dont on discourait si judicieusement et qu’on appliquait de façon aussi stupide, qu’était-ce donc, sinon l’expression de la peur ? Et les gens avaient des raisons d’avoir peur, puisqu’ils, -c’est-à-dire les maîtres de la société, - étaient dans la situation d’une bande armée, au sein d’un pays ennemi. Mais nous, qui vivons parmi des amis, nous n’avons nulle raison de craindre, ni de châtier. Si, par crainte d’un homicide exceptionnel et fortuit, d’un geste brutal fortuit, nous allions solennellement et légalement commettre un homicide et un acte de violence, nous ne serions assurément qu’une société d’être lâches et féroces. N’est-ce pas votre avis, Voisin ?
- Certes, quand j’envisage la chose sous cet aspect, dis-je.
- Toutefois, comprenez bien, dit le vieillard, que lorsqu’un acte de violence quelconque a été commis, nous attendons du transgresseur qu’il fasse réparation dans toute la mesure de ses moyens ; et il s’y attend lui aussi. Mais là encore, demandez-vous si le fait de supprimer un homme qui céda à un moment de colère ou de folie, ou de lui porter un grave préjudice, constitue un dédommagement pour la communauté. Ce ne peut être, assurément, qu’une aggravation du mal. "
Je dis :
" Mais supposez que cet homme soit un habitué de la violence, - qu’il tue quelqu’un une fois par an, par exemple...
- Il n’en existe pas d’exemple, dit-il. Dans une société où l’on n’éprouve pas le besoin d’échapper à un châtiment, ni de l’emporter sur la loi, le remords suivra inéluctablement la faute.

William Morris, Nouvelles de nulle part
1re édition en 1890 Paris : Aubier-Montaigne, 1957 Traduction, introduction et notes par V. Dupont   Chapitre XII De l’organisation de la vie