De la
nouvelle organisation de la société européenne.
Livre 2, chapitre 1er : Jai analysé lancienne
organisation de lEurope, jen ai montré les avantages et les défauts, et
jai indiqué par quels moyens on pouvait conserver les uns en écartant les autres.
Jai démontré ensuite que sil y avait une forme de gouvernement bonne pour
ell-même, ce gouvernement nétait autre que la constitution parlementaire. Les
données conduisent naturellement à la conclusion suivante.
Que partout dans lancienne organisation on mette la forme du gouvernement
parlementaire à la place de la forme hiérarchique ou féodale, par cette simple
substitution on obtiendra une organisation nouvelle plus parfaite que la première, et non
plus passagère comme elle, puisque sa bonté ne résultera point dun certain état
de lesprit humain qui doit changer avec le temps, mais de la nature des choses qui
ne varie jamais.
Ainsi, en résumant tout ce que jai dit jusquici, lEurope aurait la
meilleure organisation possible, si toutes les nations quelle renferme, étant
gouvernées chacune par un parlement, reconnaissaient la suprématie dun parlement
général placé au dessus de tous les gouvernements nationaux et investi du pouvoir de
juger leurs différens.
Je ne parlerai point ici de létablissement des parlemens nationaux : on sait
par expérience quelle en doit être lorganisation ; jindiquerai
seulement comment peut être composé le parlement général de lEurope.
De la
Chambre des Députés du Parlement européen.
Chapitre 2
Tout homme né dans un pays
quelconque, citoyen dun état quelconque, contracte par son éducation, par ses
relations, par les exemples qui lui sont offerts, certaines habitudes plus ou moins
profondes détendre ses vues au delà des limites de son bien-être personnel et de
confondre son intérêt propre dans lintérêt de la société dont il est membre.
De cette habitude fortifiée et tournée en sentiment, résulte une tendance à
généraliser ses intérêts, cest à dire à les voir toujours renfermé dans
lintérêt commun : ce penchant qui saffaiblit quelquefois, mais qui ne
sanéantit jamais, est ce quon appelle le patriotisme.
Dans tout gouvernement national, sil est bon, le patriotisme que chaque individu
apporte en lui à linstant quil en est fait membre, se change en esprit ou en
volonté de corps, puisque lattribut nécessaire dun bon gouvernement est que
lintérêt des gouvernemens soit aussi lintérêt de la nation.
Cest cette volonté de corps qui est lâme du gouvernement , qui fait que
toutes les nations y sont unies et tous les mouvemens concertés, que tout marche vers un
même but, que tout répond au même mobile.
Il en est du Gouvernement européen, comme des gouvernemens nationaux, il ne peut avoir
daction sans une volonté commune à tous ses membres.
Or, cette volonté de corps, qui, dans le Gouvernement national, naît du patriotisme
national, dans le Gouvernement européen ne peut provenir que dune plus grande
généralité de vue, dun sentiment plus étendu, quon peut appeler le
patriotisme européen.
Cest linstitution qui forme les hommes, disait Montesquieu : ainsi, ce
penchant qui fait sortir le patriotisme hors des bornes de la patrie, cette habitude de
considérer les intérêts de lEurope, au lieu des intérêts nationaux, sera, pour
ceux qui doivent former le Parlement européen, un fruit nécessaire à son
établissement.
Il est vrai ; mais aussi ce sont les hommes qui font linstitution, et
linstitution ne peut sétablir si elle ne les trouve tout formés
davance, ou du moins préparés à lêtre.
Cest donc une nécessité de nadmettre dans la chambre des députés du
parlement européen, cest-à-dire dans lun des deux pouvoirs actifs de la
constitution européenne, que des hommes qui , par des relations plus étendues, des
habitudes moins circonscrites dans le cercle des habitudes natales, des travaux dont
lutilité nest point bornée aux usages nationaux, et se répand sur tout les
peuples, sont plus capables darriver bientôt à cette généralité de vue qui doit
être lesprit de corps, à cet intérêt général qui doit être lintérêt
de corps du parlement européen.
Des négocians, des savans, des magistrats et des administrateurs doivent être appelés
seuls à composer la chambre des députés du grand parlement.
Et en effet tout ce quil y a dintérêts communs à la société européenne
peut être rapporté aux sciences, aux arts, à la législation, au commerce, à
ladministration et à lindustrie.
Chaque million dhommes sachant lire et écrire en Europe, devra députer à la
chambre des communes du grand parlement un négociant, un savant, un administrateur et un
magistrat.
Ainsi, en supposant quil y ait en Europe soixante millions dhommes sachant
lire et écrire, la chambre sera composée de deux cent quarante membres.
Les élections de chacun des membres se feront par la corporation à laquelle il
appartiendra. Tous seront nommés pour dix années.
Chacun des membres de la chambre devra posséder vingt-cinq mille francs de rente au moins
en fonds de terres.
Il est vrai que cest la propriété qui fait la stabilité du Gouvernement, mais
cest seulement lorsque la propriété nest point séparée des lumières, que
le Gouvernement peut reposer solidement sur elle. Il convient donc que le Gouvernement
appelle dans son sein et fasse participer à la propriété ceux des non-propriétaires
quun mérite éclatant distingue, afin que la talent et la possession ne soient
point divisés ; car le talent, qui est la plus grande force, et la force la plus
agissante, envahirait bientôt la propriété, sil nétait point uni avec
elle.
Ainsi, à chaque nouvelle élection, vingt membres choisis parmi les plus distingués des
savans, négocians, magistrats, ou administrateurs non-propriétaires, devront être admis
à la chambre des communes du parlement européen, et dotés de vingt-cinq mille francs de
rentes en fonds de terres.
Saint-Simon
(Claude-Henri de) et Thierry (Augustin), De la réorganisation de la société
européenne ou De la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de lEurope
en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale
livre 2, chapitres 1 et 2. 1814, Paris, A. Égron. |