Karl Marx et Friedrich Engels,
L’idéologie allemande
Autres textes :

-Charles Fourier
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales


- Saint-Simon et Thierry
De la réorganisation de la société européenne


Robert Owen
New state of society


-
Charles Fourier
Le Nouveau Monde industriel et sociétaire


-
Étienne Cabet
Voyage et aventures de Lord William Carisdall en Icarie


-
Karl Marx et Friedrich Engels
L’idéologie allemande


-
Victor Hugo
Paris.


-Samuel Butler
Erewhon ou De l’autre côté des montagnes

-Charles Renouvier
Uchronie

-
Jules Verne
Les Cinq Cents Millions de la Bégum


- Villiers de L’Isle-Adam
L’Ève future

- William Morris
Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos

- H.G. Wells
La Machine à remonter le temps

- Émile Zola
Travail


Sur l’individu et le communisme

Les individus sont toujours et en toutes circonstances " partis d’eux-mêmes ", mais ils n’étaient pas uniques au sens qu’ils ne pouvaient se passer d’avoir des relations entre eux ; au contraire, leurs besoins, leur nature par conséquent, et la manière de les satisfaire les rendaient dépendants les uns des autres (rapport des sexes, échanges, division du travail) : aussi était-il inévitable que des rapports s’établissent entre eux. En outre, ils entraient en rapport, non comme de purs Moi, mais comme individus arrivés à un stade déterminé du développement de leurs forces productives et de leurs besoins, et ce commerce déterminait à son tour la production et les besoins ; aussi était-ce précisément le comportement personnel des individus, dans leur comportement réciproque en tant qu’individus, qui créa les rapports stables existants et continue tous les jours de les créer. Ils entraient en relation les uns avec les autres, étant ce qu’ils étaient, ils partaient " d’eux-mêmes ", comme ils étaient, indépendamment de leur " conception de vie ". Cette " conception de vie " et même la conception aberrante qui est celle des philosophes ne pouvaient évidemment être déterminées que par leur vie réelle, dans tous les cas. Il s’avère, il est vrai, que le développement d’un individu est conditionné par le développement de tous les autres, avec qui il se trouve en relation directe ou indirecte ; de même, les différentes générations d’individus, entre lesquelles des rapports se sont établis, ont ceci de commun que les générations postérieures sont conditionnées dans leur existence physique par celles qui les ont précédées, reçoivent d’elles les forces productives que celles-ci ont accumulées et leurs formes d’échanges, ce qui conditionne la structure des rapports qui s’établissent entre les génération actuelles. Bref, il apparaît que c’est une évolution qui a lieu ; l’histoire d’un individu pris à part ne peut en aucun cas être isolée de l’histoire des individus qui l’ont précédé ou sont ses contemporains : son histoire est au contraire déterminée par la leur.
Ce renversement du comportement individuel en son contraire, un comportement purement objectif, la distinction que les individus font eux-mêmes entre individualité et contingence, tout ceci est, comme nous l’avons démontré, un processus historique qui prend des formes différentes aux différents stades de l’évolution, des formes toujours plus accusées et plus universelles. A l’époque actuelle, la domination des individus par les conditions objectives, l’écrasement de l’individualité par la contingence, ont pris des formes extrêmement accusées et tout à fait universelles, ce qui a placé les individus existants devant une tâche bien précise : remplacer la domination des conditions données et de la contingence sur les individus par la domination des individus sur la contingence et les conditions existantes. L’exigence de l’époque n’est pas, comme l’imagine Sancho, que " Je Me développe ", chose que chaque individu a faite jusqu’à maintenant sans attendre le bon conseil de Sancho, mais notre époque nous impose de nous libérer d’un mode de développement bien précis. Cette tâche prescrite par la situation actuelle coïncide avec celle qui consiste à donner à la société une organisation communiste.
Nous avons déjà montré plus haut qu’abolir le caractère autonome des conditions existantes par rapport aux individus, la soumission de l’individualité à la contingence, la subordination des rapports personnels de l’individu aux rapports de classes de caractère général, etc., est en dernière instance conditionné par la suppression de la division du travail. Nous avons montré également que l’abolition de la division du travail. Nous avons montré également que l’abolition de la division du travail est elle-même conditionnée par un développement des échanges et des forces productives qui doivent parvenir à une telle universalité que la propriété privée et la division du travail deviennent pour eux une entrave. Nous avons montré en outre que la propriété privée ne peut être abolie qu’à la condition que se soit réalisé un développement complet des individus ; ceux-ci se trouveront en effet en présence de forces productives et de formes d’échanges de caractère multiforme et seuls des individus dont le développement sera complet pourront se les assimiler, c’est-à-dire en faire l’activité libre de leur existence. Nous avons montré que les individus de l’époque actuelle sont contraints d’abolir la propriété privée parce que les formes productives et les formes d’échanges ont atteint un tel niveau de développement qu’elles sont devenues, sous le règne de la propriété privée, des forces destructrices et parce que les antagonismes de classes ont atteint leur limite extrême. Enfin, nous avons montré que l’abolition de la propriété privée et de la division du travail constitue en elle-même cette réunion des individus sur la base des forces productive actuelles et des échanges à l’échelle mondiale.
Au sein de la société communiste, la seule où le développement original et libre des individus n’est pas une phrase creuse, ce développement est conditionné précisément par l’interdépendance des individus, interdépendance constituée pour une part par les prémisses économiques, pour une part par la solidarité indispensable du libre développement de tous, et enfin par la forme universelle de l’activité des individus sur la base des forces productives existantes. Il s’agit donc ici d’individus parvenus à un niveau déterminé de développement historique, et en aucun cas d’individus imaginés arbitrairement, pris au hasard en ayant fait aussi abstraction de l’indispensable révolution communiste qui est elle-même une condition commune de leur libre développement. La conscience que les individus auront de leurs relations réciproques aura, elle aussi, un caractère tout différent et donc sera aussi éloignée du " principe d’amour " que du dévoûment ou de l’égoïsme.

L’intérêt individuel

Précisément parce que les individus défendent uniquement leur intérêt particulier, qui, à leurs yeux, ne coïncide pas avec leur intérêt commun – ce dernier est présenté comme un intérêt " général ", qui leur est " étranger ", qui est " indépendant " d’eux, et qui est lui-même un intérêt " général ", particulier et original ; ou bien ils doivent eux-mêmes évoluer dans cette dualité, comme c’est le cas dans la démocratie. D’un autre côté, la lutte pratique de ces intérêts particuliers en permanence opposés aux intérêts communs, réels ou illusoires, rend nécessaire intervention et refrènement pratique par l’intérêt " général " illusoire sous forme d’Etat.
Et enfin – la division du travail nous en offre tout de suite le premier exemple – l’action propre de l’homme devient pour l’homme une puissance étrangère, opposée, qui l’asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise, tant que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc tant que subsiste la scission entre intérêt particulier et intérêt commun, et que l’activité n’est pas divisée volontairement mais du fait de la nature. Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou " critique critique ", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette consolidation de notre propre produit en une puissance matérielle qui nous domine, qui échappe à notre contrôle, qui contrarie nos espoirs et qui détruit nos calculs, est l’un des moments principaux du développement historique passé.
La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée résultant de la coopération imposée aux divers individus – dont la coopération n’est pas volontaire mais naturelle – non pas comme leur propre puissance conjuguée, mais comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux dont ils ne connaissent ni la provenance ni la destination, si bien qu’ils n’arrivent plus à la dominer. Au contraire, cette puissance traverse une série de phases et de stades particuliers, série indépendante de la volonté et de la marche des hommes au point qu’elle dirige cette volonté et cette marche.
Naturellement, cette aliénation, pour rester intelligible à nos philosophes, ne peut être surmontée qu’à double condition pratique. Pour qu’elle devienne une puissance " insupportable ", c’est à dire une puissance contre laquelle on se révolte, il faut qu’elle ait engendré des masses d’hommes dénuées de tout. Il faut, en même temps, que cette humanité vive en conflit avec un monde existant de richesse et de culture, ce qui suppose un accroissement considérable de la force productive, un haut degré de son développement. D’un autre côté, ce développement des forces productives (qui implique que l’existence empirique se passe au niveau de l’histoire universelle au lieu de se passer au niveau de la vie sociale) est une condition pratique absolument nécessaire recommencerait et on retomberait fatalement dans la vieille pourriture. En effet, c’est grâce à ce seul développement universel des forces productives que peut s’établir un commerce universel entre les hommes engendrant ainsi le phénomène de la masse " sans propriété " simultanément chez tous les peuples (concurrence généralisée) et faisant dépendre chaque peuple des bouleversements qui se produisent chez les autres. Ce développement a remplacé les individus vivant au niveau local par des individus concrets, universels, vivant au niveau de l’histoire universelle. Sans cela 1° le communisme ne pourrait avoir qu’une existence locale ; 2° les puissances de l’échange n’auraient pu devenir des puissances universelles, donc insupportables, elles seraient restées les " circonstances " de la superstition locale, et 3° toute extension du commerce supprimerait le communisme local. Le communisme n’est concrètement possible que comme l’acte accompli " d’un seul coup " et simultanément par les peuples dominants, ce qui suppose le développement universel des forces productives et du commerce mondial qui se rattache au communisme.
Pour cela, le communisme n’est pas pour nous un état de choses à créer, ni un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement
<doivent être appréciées en tenant compte de la réalité matérielle>
résultent des prémisses actuelles.

Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande
1845-1846 (première édition en 1926) : " Sur l’individu et le communisme " Editions sociales, 1982, Traduction sous la direction de Gilbert Badia, p. 190/193 ; " L’intérêt individuel  " Paris : Nathan, 1989, collection " Les intégrales de philo ", Traduction de Hans Hildebrand, p.56/58