Charles Renouvier
Uchronie
Autres textes :

-Charles Fourier
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales


- Saint-Simon et Thierry
De la réorganisation de la société européenne


Robert Owen
New state of society


-
Charles Fourier
Le Nouveau Monde industriel et sociétaire


-
Étienne Cabet
Voyage et aventures de Lord William Carisdall en Icarie


-
Karl Marx et Friedrich Engels
L’idéologie allemande


-
Victor Hugo
Paris.


-Samuel Butler
Erewhon ou De l’autre côté des montagnes

-Charles Renouvier
Uchronie

-
Jules Verne
Les Cinq Cents Millions de la Bégum


- Villiers de L’Isle-Adam
L’Ève future

- William Morris
Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos

- H.G. Wells
La Machine à remonter le temps

- Émile Zola
Travail


On observe au sein d’un même Etat une extrême diversité d’humeurs, de caractères et de travaux ; de graves et même irrémédiables divergences d’intérêts et de doctrines, enfin des rivalités qui conduisent au développement des passions les plus subversives. Ces obstacles à l’établissement d’un ordre social autre que fondé sur la terreur n’ont point empêché d’instituer le règne de la loi La loi égalise, garantit et protège, permet, prohibe, réprime, a des tribunaux pour appliquer ses prescriptions, une force armée pour exécuter leurs arrêts. De même, à prendre en soi les choses, rien ne s’oppose à ce que la justice, la loi, les jugements et les moyens de contrainte franchissent les barrières des Etats, en tout ce qui exige un règlement commun, fassent abstraction de certaines différences, en concilient d’autres, et remédient de gré ou de force aux écarts qui prennent un caractère criminel. Le tout n’est que de le vouloir, et, pour parvenir à le vouloir, de se sentir et de s’unir, en tant qu’hommes de conscience et de raison identiques, dominant leurs législations particulières du haut de l’idée de la législation générale qu’elles supposent toutes. Si l’œuvre fédérative des sociétés est plus difficile que l’œuvre sociale simple, c’est uniquement à cause de l’intervalle qui sépare le concept de l’ordre juridique, chez des associés naturels moins apparents, d’un groupe plus vaste et plus disséminé, moins sensiblement obligé de vivre en paix, mais non pas moins rationnellement ni moins moralement obligé. Des parties considérables de cet intervalle ont été franchies, quand se sont formés les grands Etats modernes, où un même ordre légal s’étend sur une suite de méridiens et régit, de leur propre volonté, des populations diverses, opposées d’intérêts et souvent entraînées par des passions qui se heurtent. On s’approchera plus encore du but lorsque, se désaccoutumant de chercher la norme de leurs désirs, et de ce qui est possible en fait de relations réciproques des peuples, dans les administrations, qui se tiennent volontaire en garde contre le mieux, et dans les diplomaties dont le métier est de dresser et d’éviter des embûches, et le sort ordinaire d’y tomber, les citoyens bien intentionnés de chaque république et les travailleurs des différentes sphères d’activité physique et mentale, regarderont les uns vers les autres, par-dessus les frontières, et s’élèveront à la conscience de leurs devoirs mutuels comme simples agents moraux, et de l’identité de leurs intérêts de paix.
Les associations spontanées et libres des hommes de labeur probe et assidu et de bonne volonté, indépendantes des Etats, seront enfin les moyens les plus sûrs de forcer ceux-ci à la fédération, lorsqu’elles seront assez nombreuses et elles-mêmes assez pacifiques. Quand à eux, leurs traditions les font incliner au mensonge et à la défiance, à ne croire qu’à la force, et à l’imposer quand ils ne la subissent pas.
Mais, après tout, les gouvernements ne sont que les émanations des peuples ; ils sont les portraits dont les peuples multiplient les originaux. Deux nations capables de préparer entre elles un lieu fédéral par une action indépendante des gouvernements, seront capables aussi de se créer des gouvernements disposés à se fédérer. La condition unique du succès est en définitive la force de la raison, le sentiment du juste et de son caractère obligatoire, universel, sans restrictions d’aucune espèce, à mesure qu’il s’étend parmi les hommes et passe par-dessus les circonscriptions petites et grandes qui les enserrent. A bien des signes, il semblerait que le grand jour s’annonce, le jour de la paix réelle, de la paix des cœurs, seize siècles après l’aurore des arts, des sciences et de la philosophie en Grèce et en Italie. Combien différentes eussent été les destinées, si la conversion de l’Occident à la coutume orientale, un moment précipitée par les Caesars, n’eût été arrêtée par les fortes résolutions de quelques hommes qui restituèrent les fondements de l’Etat, rappelèrent à la vie ce qui était toujours la pensée des bons, et remodelèrent l’âme du peuple ! Sans la propriété rendue aux petits, et la culture libre remise en honneur, la dépopulation suivait son cours et l’esclavage s’éternisait ; la démence césarienne reprenait la succession de la sagesse antonine, et la bassesse populaire répondait pour jamais à la folie des princes. Alors le service des armes passait des citoyens aux Barbares, qui de serviteurs de Rome en devenaient les maîtres. Nulle éducation publique ne soutenant l’antique civilisation, l’ignorance amenait l’oubli dans la sujétion. Une religion hostile au vrai régime civil gagnant les cœurs, les désintéressait de la science et de la liberté. Les hommes tournaient leurs pensées vers une théologie ou mystique ou bizarre, et leurs goûts à recevoir des sacrements et à en disputer. La théocratie s’établissait dans les croyances, pendant que le pouvoir substitué aux anciennes magistratures se trouvait la proie des plus criminels, qui corrompaient l’univers par le spectacle de tous les vices et de tous les attentats.
L’empire impossible dans ces conditions, en présence des Barbares, serait donc tombé, et la dissolution des liens civils aurait suivi l’invasion de la barbarie. Les sociétés seraient retournées à leurs éléments. Des moines et des chefs de bandes armées seraient demeurés seuls à s’en disputer les restes. Et aujourd’hui peut-être encore, après mille bouleversements, nous n’aurions pour consolation et pour espérance que la morale du sacrifice, le culte du Dieu souffrant et le rêve de l’Absolu. Mais ce n’est pas au dévouement, au sacrifice, vains mots qui cachent souvent les langueurs et les défaillances de l’âme, ou ses illusions, ou même l’égoïsme et l’adoration de soi-même, que sera dû le triomphe du Bien : c’est à la Justice et à la Raison. Et ce n’est pas une théorie à l’usage des génération futures : c’est la doctrine de l’Harmonie, ou des relations parfaites accomplies dans un ordre fini. Et ce n’est pas une grâce d’en haut, le don d’un seul ni le mérite d’un seul qui nous apporte le salut terrestre ; c’est la chaîne d’or des hommes de raison droite et de cœur grand, qui, d’âge en âge, ont été les conducteurs en esprit, les vrais rédempteurs de leurs frères. Entre tous, ils tracent le portrait d’une humanité selon le Bien et de son incessante action pur échapper aux solidarités mauvaises et se perfectionner. A nous de faire ce qu’ils ont fait et d’ajouter selon nos mérites à l’œuvre de la libération commune. On se sent à la vérité bien faible quand il faut, d’un effort personnel, aider au mouvement qui ne se produira qu’en assemblant les forces des peuples divers et des générations successives mais, si réduit que tu puisses être au sentiment de ton mince effort, ne t’abaisse point, ô homme ! Que l’idée que tu portes en toi te relève, et que, même dans le dernier isolement, au fond d’un cachot, sous les ombres de la mort, ton espérance te soutienne !

Sphaeram spera.
Attends l’harmonie.

Charles Renouvier, Uchronie : l’utopie dans l’histoire, esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être
Paris : Bureau de la Critique philosophique, 1876 p. 287/290