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Lun des objectifs de Candide ou
lOptimisme, conte philosophique de Voltaire (1759), est la critique de
loptimisme métaphysique de Leibniz qui, simplifié par certains de ses disciples,
affirme que notre monde est le meilleur des mondes possibles. Pour dénoncer cette
conception à ses yeux erronée, Voltaire ménage des rencontres et des voyages à son
héros qui, du paradis illusoire du château de Thunder-ten-tronckh à la morale plus
réfléchie du jardin final, en passant par le pays dEldorado, va découvrir que le
bonheur de lhomme est aussi à construire.
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Le précepteur Pangloss était loracle
de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute bonne foi de son âge
et de son caractère. Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement quil ny a point deffet sans cause, et que dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles. "Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute lannée : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux." Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiquil ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait quaprès le bonheur dêtre né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était dêtre Mlle Cunégonde, le troisième de la voir tous les jours, et le quatrième dentendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre.
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Candide et Cacambo montent en carrosse ;
les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé
à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de cent
de large ; il est impossible dexprimer quelle en était la matière. On voit
assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable
que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes dun tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à lappartement de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon lusage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait sy prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. "Lusage, dit le grand officier, est dembrasser le roi et de le baiser des deux côtés." Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusquaux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines deau pure, les fontaines deau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées dune espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit quil ny en avait point, et quon ne plaidait jamais. Il sinforma sil y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine dinstruments de mathématique et de physique.
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"Vous faites une sottise, leur dit le
roi ; je sais bien que mon pays est peu de chose ; mais quand on est
passablement quelque part, il faut y rester ; je nai pas assurément le droit
de retenir des étrangers ; cest une tyrannie qui nest ni dans nos
murs, ni dans nos lois : tous les hommes sont libres ; partez quand vous
voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière
rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de
rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et
sont droites comme des murailles ; elles occupent chacune en largeur un espace de
plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant,
puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines
den faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits
au revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont
fait un vu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre
leur vu. Demandez-moi dailleurs tout ce quil vous plaira. – Nous ne
demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de
cailloux, et de la boue du pays." Le roi rit. "Je ne conçois pas,
dit-il, quel goût vos gens dEurope ont pour notre boue jaune ; mais
emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse."
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Pendant cette conversation, la nouvelle
sétait répandue quon venait détrangler à Constantinople deux vizirs
du banc et le muphti, et quon avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette
catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et
Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait
le frais à sa porte sous un berceau dorangers. Pangloss, qui était aussi curieux
que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti quon venait
détrangler. "Je nen sais rien répondit le bonhomme, et je
nai jamais su le nom daucun muphti ni daucun vizir. Jignore
absolument laventure dont vous me parlez ; je présume quen général
ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et
quils le méritent ; mais je ne minforme jamais de ce quon fait à
Constantinople ; je me contente dy envoyer vendre les fruits du jardin que je
cultive." Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa
maison : ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de
sorbets quils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué décorces de cédrat
confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka
qui nétait point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi
les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de
Martin.
"Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? – Je nai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : lennui, le vice, et le besoin."
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"Je sais aussi, dit Candide, quil
faut cultiver notre jardin. – Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand
lhomme fut mis dans le jardin dEden, il y fut mis ut operaretur eum,
pour quil travaillât, ce qui prouve que lhomme nest pas né pour le
repos. – Travaillons sans raisonner, dit Martin ; cest le seul moyen de rendre
la vie supportable." Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il ny eut pas jusquà frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disais quelquefois à Candide : "Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous naviez pas été chassé dun beau château à grands coups de pied dans le derrière pour lamour de Mlle Cunégonde, si vous naviez pas été mis à lInquisition, si vous naviez pas couru lAmérique à pied, si vous naviez pas donné un bon coup dépée au baron, si vous naviez pas perdu tous vos moutons du bon pays dEldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. – Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin." Voltaire, Candide |
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