L'utopie et le temps

Lieu improbable, difficile à situer, l’incertitude spatiale de l’utopie atteint aussi les repères temporels : où situer ce qui n’existe pas, comment prendre place dans une temporalité sans en subir l’autorité contraignante ? Les créateurs d’utopies ont choisi différents chemins pour protéger cette liberté d’invention, certains vont même jusqu’à faire du temps le ressort principal de leur univers.

 

Un passé retrouvé dans le futur, Dom Léger-Marie Deschamps.
La découverte d’un monde après un sommeil de sept siècles, Louis-Sébastien Mercier.
Le rêve d'une ville, Victor Hugo.
Un avenir synonyme de progrès ?, H.-G. Wells.

 

Un passé retrouvé dans le futur

  


Une fois dans l’état de mœurs, nous serions, mais sans être asservis ni en guerre, à peu près ce que nous étions avant l’invention des arts libéraux, avant que les hommes eussent passé des arts purement utiles, des arts de première nécessité, à ceux qui n’existent que par les excès dans lesquels ils ont donné à tous les égards. La vie du temps des patriarches est l’exemple le plus sensible, quoique très imparfait encore, de l’état de vie où nous serions alors.
Il faudrait, pour y entrer, brûler non seulement nos livres, nos titres et papiers quelconques mais détruire tout ce que nous appelons les belles productions de l’art. Le sacrifice serait grand sans doute ; mais il faudrait le faire : car à quoi bon laisser subsister des monuments, qui ne seraient plus d’aucun usage et qui en prouvant notre intelligence à nos descendants, leur prouveraient notre folie, et nuiraient même à l’objet, utile pour eux, de les éloigner de toute idée de nos mœurs ?

Dom Léger-Marie Deschamps, Le Vrai système, 1762.


La découverte d’un monde après un sommeil de sept siècles

  


Les choses me paraissent un peu changées, dis-je à mon guide ; je vois que tout le monde est vêtu d’une manière simple et modeste, et depuis que nous marchons je n’ai pas encore rencontré sur mon chemin un seul habit doré : je n’ai distingué ni galons, ni manchettes à dentelle. De mon temps un luxe puéril et ruineux avait dérangé toutes les cervelles ; un corps sans âme était surchargé de dorure, et l’automate alors ressemblait à un homme.

C’est justement ce qui nous a portés à mépriser cette ancienne livrée de l’orgueil. Notre œil ne s’arrête point à la surface. Lorsqu’un homme s’est fait connaître pour avoir excellé dans son art, il n’a pas besoin d’un habit magnifique ni d’un riche ameublement pour faire passer son mérite ; il n’a besoin ni d’admirateurs qui le prônent, ni de protecteurs qui l’étayent : ses actions parlent, et chaque citoyen s’intéresse à demander pour lui la récompense qu’elles méritent. Ceux qui courent la même carrière que lui, sont les premiers à solliciter en sa faveur. Chacun dresse un place, où sont peints dans tout leur jour les services qu’il a rendus à l’Etat. Le monarque ne manque point d’inviter à sa cour cet homme cher au peuple. Il converse avec lui pour s’instruire : car il ne pense pas que l’esprit de sagesse soit inné en lui. Il met à profit les leçons lumineuses de celui qui a pris quelque grand objet pour but principal de ses méditations. Il lui fait présent d’un chapeau où son nom est brodé et cette distinction vaut bien celle des rubans bleus, rouges et jaunes, qui chamarraient jadis des hommes absolument inconnus à la patrie. Vous pensez bien qu’un nom infâme n’oserait se montrer devant un public dont le regard le démentirait. Quiconque porte un de ces chapeaux honorables, peu passer partout ; en tout temps il a un libre accès au pied du trône, et c’est une loi fondamentale. Ainsi, lorsqu’un prince ou un duc n’ont rien fait pour faire broder leur nom, ils jouissent de leurs richesses, mais ils n’ont aucune marque d’honneur ; on les voit passer du même œil que le citoyen obscur qui se mêle et se perd dans la foule. La politique et la raison autorisent à la fois cette distinction : elle n’est injurieuse que pour ceux qui se sentent incapables de jamais s’élever. L’homme n’est pas assez parfait pour faire le bien, pour le seul honneur d’avoir bien fait. Mais cette noblesse, comme vous le pensez bien, est personnelle, et non héréditaire ou vénale.

Louis-Sébastien Mercier, L’an 2440, rêve s’il s’en fut jamais, 1770, chapitreVI.


Le rêve d'une ville

   




Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. Elle s’étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d’armée et un boucher ; la pourpre de l’un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l’autre. Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. Elle n’éprouvera que médiocrement l’admiration d’un gros chiffre d’hommes tués. Le haussement d’épaules que nous avons devant l’inquisition, elle l’aura devant la guerre. Elle regardera le champ de bataille de Sadowa de l’air dont nous regarderions le quemadero de Séville. Elle trouvera bête cette oscillation de la victoire aboutissant invariablement à de funèbres remises en équilibre, et Austerlitz toujours soldé par Waterloo. Elle aura pour "l’autorité" à peu près le respect que nous avons pour l’orthodoxie ; un procès de presse lui semblera ce que nous semblerait un procès d’hérésie ; elle admettra la vindicte contre les écrivains juste comme nous admettons la vindicte contre les astronomes, et, sans rapprocher autrement Béranger de Galilée, elle ne comprendra pas plus Béranger en cellule que Galilée en prison. E pur si muove, loin d’être sa peur, sera sa joie. Elle aura la suprême justice de la bonté. Elle sera pudique et indignée devant les barbaries. La vision d’un échafaud dressé lui fera affront. Chez cette nation, la pénalité fondra et décroître dans l’instruction grandissante comme la glace au soleil levant. La circulation sera préférée à la stagnation. On ne s’empêchera plus de passer.

Victor Hugo, Paris au XXe siècle, 1867.


Un avenir synonyme de progrès ?

   


"Après tout, l’activité d’aujourd’hui, les conditions sanitaires et l’agriculture en sont encore à l’âge rudimentaire. La science de notre époque ne s’est attaquée qu’à un minuscule secteur du champ des maladies humaines, mais malgré cela elle étend ses opérations d’une allure ferme et persistante. Notre agriculture et notre horticulture détruisent à peine une mauvaise herbe ici et là, et cultivent peut-être une vingtaine de plantes saines, laissant les plus nombreuses compenser, comme elles peuvent, les mauvaises. Nous améliorons nos plantes et nos animaux favoris – et nous en avons si peu ! – par la sélection et l’élevage ; tantôt une pêche nouvelle et meilleure, tantôt une grappe sans pépins, tantôt une fleur plus belle et plus parfumée, tantôt une espèce de bétail mieux adaptée à nos besoins. Nous les améliorons graduellement, parce que nos vues sont vagues et hésitantes, et notre connaissance des choses très limitée ; parce qu’aussi la Nature est timide et lente dans nos mains malhabiles. Un jour tout cela ira de mieux en mieux. Tel est le sens du courant, en dépit des reflux. Le monde entier sera intelligent, instruit et recherchera la coopération ; toutes choses iront de plus en plus vite vers la soumission de la Nature. A la fin, sagement et soigneusement nous réajusterons l’équilibre de la vie animale et de la vie végétale pour qu’elles s’adaptent à nos besoins humains.
  

"Ce réajustement, me disais-je, doit avoir été fait et bien fait" : fait, à vrai dire, une fois pour toutes, dans l’espace du temps à travers lequel ma machine avait bondi. Dans l’air, ni moucherons, ni moustiques ; sur le sol, ni mauvaises herbes, ni fongosités ; des papillons brillants voltigeaient de-ci, de-là.

H.-G. Wells, La Machine à explorer le temps, 1895.