Tiphaigne de la Roche,
Giphantie
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Histoire comique contenant les états et empires de la Lune


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Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère, ou les Avantures de Télémaque, fils d’Ulysse


- Tyssot de Patot
Voyages et avantures de Jaques Massé


- Mandeville
La Fable des abeilles


- Tiphaigne de La Roche
Giphantie


Chapitre III : Belle vue

Première partie.
Le soleil n’était pas encore levé, lorsque je m’éveillai : mais ses premiers rayons blanchissaient l’orient et on commençait à pouvoir discerner les objets. Le sommeil avait réparé mes forces et calmé mes esprits : à mon réveil, le trouble rentra dans mon cœur et l’image de la mort s’offrit de nouveau à mon âme alarmée.
J’étais sur un rocher élevé, d’où je pouvais découvrir les environs. Je jetai, en frémissant, un coup d’œil sur cette plage aride et sablonneuse, où je croyais devoir trouver mon tombeau. Quelle fut ma surprise, quand, du côté du nord, j’aperçus une plaine unie, vaste et féconde ! En un instant, je franchis l’intervalle, souvent si long, qui sépare la plus grande tristesse de la plus grande joie ; la nature prit une nouvelle face pour moi ; et le coup d’œil affreux de tant de rochers, jetés confusément dans les sables, ne servit qu’à rendre plus touchant et plus agréable l’aspect de cette plaine délicieuse où j’allais entrer. Ô nature ! que tes distributions sont admirables ! et que les scènes variées que tu nous offres sont sagement conduites !
Les plantes qui croissent sur le bord de cette plaine sont fort petites ; le terroir ne fournit pas encore assez de suc : mais, à mesure qu’on avance, la végétation se ranime et leur donne plus de volume et de hauteur. Bientôt on rencontre des arbrisseaux sous lesquels on peut marcher à couvert et l’on trouve enfin des arbres aussi anciens que la terre, qui élèvent leurs têtes jusqu’aux nues. Ainsi se forme un amphithéâtre immense qui se déploie majestueusement aux yeux du voyageur, et lui annonce qu’une telle demeure n’est point faite pour des mortels.
Tout me parut nouveau dans cette terre inconnue ; tout me jetait dans l’étonnement. Des productions de la nature que mes yeux parcouraient avidement, aucune ne ressemblait à celles qu’on voit partout ailleurs. Arbres, plantes, insectes, reptiles, poissons, oiseaux, tout était d’une conformation extraordinaire et en même temps élégante et variée à l’infini. Mais ce qui me causait le plus d’admiration, c’est qu’une sensibilité universelle, revêtue de toutes les formes imaginables, vivifiait les corps qui paraissaient en être le moins susceptibles : jusqu’aux plantes, tout donnait des marques de sentiment.
J’avançais lentement dans ce séjour enchanté. Une fraîcheur délicieuse tenait mes sens ouverts à la volupté ; une odeur suave coulait dans mon sang avec l’air que je respirais ; mon cœur tressaillait avec une force inaccoutumée, et la joie éclairait mon âme dans ses plus sombres profondeurs.

Chapitre IV : La voix

Une chose me surprenait : je ne voyais point d’habitants dans ces jardins de délices. Je ne sais combien d’idées m’agitaient l’esprit à cette occasion, lorsqu’une voix vint frapper mes oreilles. "Arrête, me dit-on. Regarde fixement devant toi et vois celui qui t’a inspiré d’entreprendre le voyage périlleux que tu viens de faire." Tout ému, je regardai longtemps sans rien voir : enfin j'aperçus une sorte de tache, une sorte d’ombre fixée dans l’air à quelques pas de moi. Telle une eau trouble trompe l’espoir de la bergère qui vient la consulter et ne lui rend qu’une image confuse de ses attraits. Je continuai de fixer des regards plus attentifs ; je crus discerner une forme humaine et reconnaître une physionomie si douce et si prévenante que, loin de m’effrayer, cette rencontre fut pour moi un nouveau motif de joie.
"Je suis le préfet de cette île, reprit l’ombre bienfaisante. Ton penchant pour la philosophie m’a prévenu en ta faveur : je t’ai suivi dans la route que tu viens de faire ; je t’ai défendu contre l’ouragan. Je veux maintenant te faire voir les raretés qui se trouvent ici ; après quoi, j’aurai soin de te rendre à ta patrie.
Cette solitude qui t’enchante s’élève au milieu d’une mer orageuse de sables mouvants ; c'est une île environnée de déserts inaccessibles, qu’aucun mortel ne saurait franchir sans un secours plus qu’humain. Son nom est Giphantie. Elle fut donnée aux esprits élémentaires, un jour avant que le jardin d’Éden fût assigné au père du genre humain. Non pas que ces esprits passent ici leur temps dans le repos et l’oisiveté. Que feriez-vous, faibles mortels si, répandus dans l’air, dans l’eau, dans les entrailles de la terre, dans la sphère du feu, ils ne veillaient sans cesse à votre sûreté ? Sans nos soins, les éléments déchaînés auraient depuis longtemps effacé jusqu’aux derniers vestiges du genre humain. Que ne pouvons-nous vous préserver entièrement de leurs efforts déréglés ! Hélas ! notre pouvoir ne s’étend pas si loin : nous ne pouvons vous mettre entièrement à couvert des maux qui vous environnent : nous empêchons seulement qu’ils ne vous accablent. C’est ici que les esprits élémentaires viennent se reposer de leurs fatigues, c’est ici que se tiennent leurs assemblées et que se concertent les mesures les plus justes pour l’administration des éléments."

Chapitre V : Le contre-sens

De tous les pays du monde, ajouta l’esprit élémentaire, Giphantie est le seul où la nature conserve encore son énergie primitive. Sans cesse elle y travaille à augmenter les nombreuses familles des végétaux et des animaux, à donner de nouvelles espèces. Elle organise tout avec une admirable intelligence, mais elle ne réussit pas toujours à perpétuer tout. Le mécanisme de la propagation est le chef-d’œuvre de sa sagesse : quelquefois elle le manque et ses productions rentrent pour jamais dans le néant. Nous ménageons, avec toutes les précautions dont nous sommes capables, celles qui se trouvent assez parfaitement organisées pour pouvoir se reproduire et, dans la suite, nous avons soin de les distribuer sur la terre.
Un naturaliste s’étonne quelquefois de trouver des corps naturels, qu’aucun autre avant lui n’avait remarqués : c’est que nous en avons pourvu la terre depuis peu et c’est ce qu’il n’a garde de soupçonner.
Quelquefois aussi ces corps expatriés, ne trouvant point de climat qui leur soit parfaitement analogue, dépérissent insensiblement et l’espèce vient à manquer. Telles sont ces productions dont parlent les anciens et que les modernes se plaignent de ne trouver nulle part.
Telle espèce de plante subsiste encore, mais languit depuis plusieurs siècles, perd ses qualités et trompe le médecin, qui tous les jours manque son objet. On accuse l’art ; on ne sait pas que c’est la faute de la nature.
J’ai actuellement une collection de nouveaux simples de la plus grande vertu : j’en aurais déjà fait part aux hommes, si de fortes raisons ne m’eussent porté à différer.
Par exemple, j’ai une plante souveraine pour fixer l’esprit humain et qui donnerait de la constance, même aux Babyloniens : mais, depuis cent cinquante ans que j’observe soigneusement Babylone, je n’ai pas trouvé un seul moment où les penchants, les usages, les mœurs, valussent la peine d’être fixés.
J’en ai une autre, admirable pour réprimer les saillies, quelquefois trop vives, de l’esprit d’invention ; mais tu sais combien aujourd’hui cet excès est rare : jamais on n’imagina moins. On croirait que tout est dit et qu’il ne reste plus qu’à donner aux choses le ton du siècle et un habit à la mode.
J’ai une racine qui, à coup sûr, adoucirait l’aigreur des gens de lettres qui se critiquent : mais j’observe que, sans leur acharnement à se déchirer, personne ne s’intéresserait à leurs querelles. On aime à les voir avilir la littérature et se déshonorer mutuellement. Je laisse la malignité des lecteurs se faire un jeu de la malignité des auteurs.
Au surplus, ne t’imagine pas que la nature se repose en aucun lieu de la terre : elle travaille avec effort dans les espaces même infiniment petits, où l’œil ne saurait atteindre. A Giphantie, elle arrange la matière sur des plans extraordinaires et tend sans cesse à donner du neuf : partout ailleurs elle repasse incessamment sur les mêmes traces et se répète sans fin, mais toujours en s’efforçant de porter ses ouvrages à un point de perfection où elle n’arrive jamais. Ces fleurs qui vous frappent si agréablement la vue, elle tend encore à les rendre plus éclatantes. Ces animaux qui vous semblent si adroits, elle tend encore à les rendre plus industrieux. L’homme enfin qui vous semble si fort au-dessus du reste, elle tend encore à le rendre plus parfait ; et c’est à quoi elle réussit le moins.
On dirait, en effet, que le genre humain fait tout ce qui dépend de lui pour rester bien au-dessous du degré où la nature veut l’élever, et les plus heureuses dispositions qu’elle lui donne pour le bien, il ne manque presque jamais de les tourner au mal. A Babylone, par exemple, la nature a jeté dans les esprits un fonds d’agrément inépuisable. Son but était manifestement de former le peuple le plus aimable de la terre. Il était fait pour égayer la raison, extirper les épines dont les approches des sciences sont hérissées, adoucir l’austérité de la sagesse et s’il se peut, embellir la vertu. Tu le sais : les grâces qu’il aurait dû répandre sur ces objets, il les a détournées de leur destination ; il en a revêtu la frivolité et le désordre. Entre les mains des Babyloniens, le vice perd tout ce qu’il a de révoltant. Voyez, dans leurs manières, leurs discours, leurs écrits, avec quelle discrétion il se dévoile, avec quel art il intéresse, avec quelle adresse il s’insinue : vous n’y avez pas encore pensé et il s’est établi dans votre cœur. Celui même qui, par état, élève sa voix pour le combattre n’ose le montrer dans toute sa difformité : il se proposerait de l’excuser qu’il ne le peindrait pas avec plus de ménagement. Nulle part enfin le crime ne paraît moins crime qu’à Babylone. Jusqu’aux dénominations, tout est changé, tout est adouci. Les gens comme il faut, les honnêtes gens font aujourd’hui des hommes à la mode, dont l’extérieur n’a rien que d’engageant et l’intérieur rien que de corrompu : la bonne compagnie n’est point celle où se trouve le plus de gens vertueux, mais où l’on excelle à pallier le vice. Celui que les secousses de la fortune ne peuvent ébranler, vous l’appelleriez esprit fort et vous parleriez improprement : on ne nomme ainsi que celui qui brave la providence. A l’irréligion la plus complète on donne le nom de liberté de penser ; au blasphème, celui de hardiesse ; aux excès les plus honteux, celui de galanterie. C’est ainsi qu’avec ce qu’il fallait pour devenir le modèle de toutes les nations, les Babyloniens (pour ne rien dire de plus fort) sont devenus des libertins de l’espèce la plus séduisante et la plus dangereuse.
[...]

Chapitre X : L’arbre fantastique

Deuxième partie
Après avoir marché quelque temps sur les bords d’un ruisseau, nous entrâmes dans une belle et vaste prairie. Elle était émaillée de mille sortes de fleurs dont les couleurs variées se confondaient dans le lointain et formaient des tapis éclatants, tels que l’art n’en a jamais tissé. Cette prairie est terminée par une pièce de roche, comme par un mur. Un arbre s’y étendait en espalier, et ne s’élevait guère qu’à hauteur d’homme, mais se prolongeait à droite et à gauche sur toute la longueur de la roche, c’est-à-dire plus de trois cent pas. Ses feuilles étaient très minces et très étroites, mais en si grande quantité qu’il n’était pas possible d’apercevoir la moindre partie ni du tronc, ni des branches, ni de la surface du rocher qu’elles occupaient.
"Tu vois, dit le préfet, la production du troisième et dernier pépin ; nous lui donnons le nom d’Arbre fantastique.
C’est de cet arbre précieux que tirent leur origine les inventions, les découvertes, les arts, les sciences et cela par une mécanique qui va t’étonner.
Tu sais que les nerfs des feuilles d’un arbre s’arrangent uniformément sur chacune d’entre elles ; en voir une, c’est voir toutes les autres. Ici, cette uniformité n’a point lieu ; chaque feuille a ses nerfs arrangés à sa manière : il n’y en a pas deux sur l’Arbre fantastique qui se ressemblent. Mais ce qu’il y a d’admirable, c’est que, sur chaque feuille, les nervures s’arrangent symétriquement et représentent distinctement mille sortes d’objets : tantôt une colonnade, un obélisque, une décoration, tantôt des instruments d’arts et de métiers ; ici, des figures de géométrie, des problèmes d’algèbre, des systèmes astronomiques, là, des machines de physique, des instruments de chimie, des plans d’ouvrage dans tous les genres, vers, prose, discours, histoire, romans, chansons, fadaises et autres.
Ces feuilles ne se fanent point. Dès qu’elles sont parvenues à leur perfection, peu à peu elles s’amincissent prodigieusement et se plient et replient mille fois sur elles-mêmes. En cet état, elles sont si légères que le vent les emporte et si petites qu’elles peuvent entrer par les pores de la peau. Une fois admises dans le sang, elles circulent avec les humeurs et pour l’ordinaire s’arrêtent dans le cerveau, où elles causent une maladie singulière dont voici la marche.
Lorsqu’une de ces feuilles s’est fixée dans le cerveau, elle s’imbibe, se dilate, se déploie, redevient telle qu’elle était sur l’Arbre fantastique, et présente à l’âme les images dont elle est chargée. Pendant ces développements, le malade a l’œil fixe, et l’air rêveur. Il semble voir et écouter ce qui se passe autour de lui, mais il s’occupe de tout autre chose. Il se promène quelquefois à grand pas, et quelquefois il reste immobile. Il se frotte le front, frappe du pied, se bat les flancs, se ronge les ongles. Ceux qui ont vu un géomètre qui touche à la solution d’un problème, un physicien qui aperçoit les premières lueurs d’une explication physique, un poète qui échafaude une pièce, ont dû observer ces symptômes.
Cet état violent procède des efforts que fait l’âme pour discerner ce qui se trouve tracé sur la feuille et il dure plus ou moins, selon que cette feuille tarde plus ou moins à se déployer et à se présenter commodément.
Le déclin de la maladie s’annonce par de légères émanations du cerveau, telles que quelques idées subitement conçues, quelques vues jetées en courant sur le papier, quelque plan tracé à la hâte. L’âme commence à discerner les objets et à contempler à son aise la feuille fantastique.
Ces derniers symptômes annoncent une crise prochaine, qui ne tarde pas à se déclarer par une évacuation générale de tout ce qui s’est transmis au cerveau. Alors les vers coulent, les difficultés s’éclaircissent, les problèmes se résolvent, les phénomènes s’expliquent, les dissertations se multiplient, les chapitres s’entassent ; le tout prend la forme d’un livre, et le malade est guéri. De tous les accidents qui lui affligeaient le cerveau, il ne lui reste qu’une affection démesurée pour ce qu’il vient d’enfanter avec tant de peine."

Chapitre XI : Les prédictions

"Voilà à peu près, ajouta l’esprit élémentaire en me montrant l’étendue de l’Arbre fantastique, voilà des feuilles pour un siècle de vues, de découvertes et d’écrits. Tu peux examiner à ton aise ce qui pendant tout ce temps tourmentera plus d’un million de têtes."
Je m’approchai et m’occupai longtemps à contempler cet arbre merveilleux, surtout celles de ses branches sur lesquelles végétaient les sciences, et, après en avoir considéré jusqu’aux derniers rameaux avec toute l’attention et l’exactitude dont je suis capable, je me crois fondé à faire ici quelques prédictions.
La branche historique fait un effet admirable ; tous les événements y sont peints en camayeu, comme de la main des plus grands maîtres. Autant de feuilles, autant de petits tableaux. Ce qui surprendra le plus, c’est que ces tableaux, considérés dans différents points de vue, représentent bien le même sujet, mais le représentent d’une tout autre manière ; et, selon la façon de l’envisager, la même action paraît bravoure ou témérité, zèle ou fanatisme, politique ou trahison, droiture ou ineptie, orgueil ou grandeur d’âme. Ainsi, suivant le point de vue dans lequel ces feuilles se présenteront au cerveau d’un historien, il verra les choses en bien ou en mal, et écrira en conséquence. Je ne voudrais point qu’on intitulât de semblables ouvrages Histoire de ce qui s’est passé dans tel temps, mais plutôt Manière dont tel écrivain a vu ce qui s’est passé. Au surplus, cette branche est très bien fournie et doit l’être. Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des ambitieux, des traîtres, des brouillons, des gens de mérite oubliés, des fourbes parvenus, des vertus opprimées, des vices triomphants, des contrées ravagées, des villes abandonnées au pillage, des trônes ensanglantés ; et voilà de quoi se nourrit l’histoire : école singulière, où l’on envoie la jeunesse prendre des leçons d’humanité, de candeur et de bonne foi.
La branche métaphysique n’est guère moins fournie, mais ses feuilles sont fort minces, et leurs nervures si excessivement petites qu’elles ne sont presque pas apercevables. Je plains fort les cerveaux où elles s’introduiront. Je ne vois qu’un seul moyen de les tirer d’embarras : c’est de traiter à la moderne les questions les plus épineuses, je veux dire de suppléer à la netteté des vues et à la profondeur des réflexions par un ton de suffisance qui puisse en imposer.
La branche morale languit et ne reçoit presque plus de suc ; ses feuilles flétries annoncent une ruine prochaine ; hélas ! elle se meurt. Les plans qui y sont tracés sont tout défigurés. On doit bien s’en apercevoir par les ouvrages qu’on nous donne dans ce genre. On y confond les idées du bien et du mal ; la vertu n’y est plus reconnaissable, et l’on ne sait plus ce qu’on doit appeler vice. Tout n’est pourtant pas dit. Il reste bien des arguments à publier contre l’idée surannée qu’on s’était faite de la justice ; bien des bons mots à débiter contre ceux qui, malgré les lumières du siècle, parlent encore de la probité comme on en parlait au bon vieux temps ; bien de nouvelles preuves qui démontrent qu’il ne faut point chercher d’autre règle de conduite que l’intérêt de sa nation, l’intérêt de sa famille, et surtout l’intérêt personnel. A de si belles leçons, les Babyloniens battront des mains et diront : "Dans le vrai, toute la terre était aveugle ; ce n’est que d’aujourd’hui qu’on voit clair."
La branche de la poésie est en fort mauvais état ; il ne lui reste que quelques rameaux, entre autres le rameau dramatique, qui même ne se soutient que bien faiblement. Il se montrera de temps en temps à Babylone quelques tragiques, mais point de comiques. J’en soupçonne la cause. Autrefois les Babyloniens n’étaient que ridicules : on les mettait sur la scène, et on riait ; aujourd’hui, ils sont presque tous vicieux, mais vicieux par principe, et des gens de cette espèce ne font point rire. Les mœurs commencent à n’avoir plus rien de théâtral.
La masse totale des éloges est très considérable. La branche de l’Arbre fantastique qui les porte plie sous le poids. Il y en aura d’applicables à un grand dont on attend quelque bienfait ; à un auteur dont on a été provoqué, et auquel on rend hommage pour hommage ; à un autre, qu’on provoque et qu’on salue afin d’en être salué. Il y en aura de commerçables et qui se vendront à l’un pour sa protection, à l’autre pour sa table et à l’autre pour son argent. Il y en aura, et même abondamment, pour ceux qui les mendient ; mais il ne s’en donnera guère à ceux qui en méritent le plus.
Avec le seul bon sens et les plus simples notions que fournit un rameau de la branche philosophique, qui apprennent à estimer les choses de cette vie ce qu’elles valent, il se formera, dans le peuple, nombre de philosophes pratiques ; tandis que, chez les gens de lettres, toute la pénétration imaginable, toute la science qu’ils croient avoir, tout l’esprit du monde ne formera que des philosophes manqués. Ils fuiront les louanges, mais en ménageant un sentier détourné par lequel elles puissent venir à eux. Ils afficheront le zèle le plus ardent pour tous les citoyens et même pour tous les hommes en général, mais ils ne se soucieront que d’eux-mêmes. Ils trancheront sur les questions les plus compliquées, les plus obscures et les plus importantes, avec une confiance qui étonnera ; mais, en décidant tout, ils n’éclairciront rien. La modestie la plus recherchée composera leur extérieur, intérieurement ils seront dévorés par l’ambition. Et de telles gens, nous les nommerons philosophes ! C’est ainsi que nous donnons le nom d’étoiles à ces feux légers qui s’allument quelquefois dans la haute région de l’air, tracent un sillon lumineux, et dans l’instant s’évanouissent.
En général, je crus voir, sur un grand nombre de feuilles, des choses tout à fait contradictoires : Le siècle s’écoulera et les sentiments sur les mêmes objets ne se réuniront point. Comme à l’ordinaire, chacun dira son avis et attaquera les autres. On se brouillera et les ironies les plus amères, les invectives les plus fortes, les railleries les plus sanglantes, rien ne sera épargné pour faire rire la foule et faire pitié au sage.

Charles-François Tiphaigne de la Roche, Giphantie
Babylone [Paris], Durand.