Ludvig Holberg
Le monde souterrain de Nicolas Klim
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De la nature du pays de Potuan et du caractère de ses habitants

La principauté du Potu n’est pas bien grande, puisqu’elle ne fait qu’une petite partie du globe où elle est placée. Tout ce globe s’appelle Nazar ; il a à peine deux cent milles d’Allemagne en circuit et on peut commodément le parcourir sans aucun guide car on n’y parle partout qu’une seule et même langue, quoique les Potuans soient fort différents des autres peuples de ce globe dans les affaires publiques, et en tout ce qui regarde le gouvernement, aussi bien que dans les mœurs et les coutumes. Ils sont par rapport aux autres peuples de Nazar ce que les Européens sont à l’égard des nations de notre monde, c’est-à-dire qu’ils les surpassent tous en prudence et en sagesse. Tous les chemins du pays de Potu sont distingués par des pierres placées à la distance d’un mille les unes des autres. Ces pierres ont des espèces de bras ou d’autres figures sur lesquelles on lit le chemin qu’il faut tenir pour aller à telle ville ou village que l’on veut. Toute la principauté est remplie de bourgs, villages et cités. Ce que je trouve de plus étonnant, c’est que je viens de remarquer que, nonobstant la diversité de mœurs, de coutumes et de génie, les habitants de ce globe s’accordent dans le langage, et parlent tous le même. Cela surprend agréablement un voyageur, et le ravit, pour ainsi dire, en extase.

Le pays est entrecoupé de rivières et de canaux, sur lesquels on voit voguer des bateaux à rames qui fendent les ondes, non à force de bras comme chez nous, mais par des ressorts qui les font agir à la manière des automates, et qui font aller la barque comme par une espèce de vertu magique, car il n’est pas possible, à moins qu’on ait des yeux d’Argus et une pénétration surnaturelle, de découvrir le nœud de cet artifice, tant ces arbres sont ingénieux et subtils dans leurs inventions.

Le mouvement de ce globe est triple comme celui de notre terre, de sorte qu’on y distingue les temps tout de même que chez nous, par les jours, les nuits, les étés, les hivers, les printemps et les automnes. Les lieux situés sous les pôles sont plus froids que ceux qui en sont plus éloignés. Pour ce qui regarde la clarté, il y a peu de différence entre les nuits et les jours pour les raisons que j’en ai données ci-dessus. Et l’on peut même assurer que les nuits y sont plus agréables ; car il n’est pas possible de rien imaginer de plus resplendissant que cette lumière du soleil qui est réfléchie et réverbérée par l’hémisphère où, le firmament compacte, et renvoyée sur la planète où elle se répand au long et au large, comme si une lune d’une grandeur immense luisait continuellement autour d’elle.

Les habitants consistent en arbres de diverses espèces, comme chênes, tilleuls, peupliers, palmiers, buissons, etc., d’où les seize mois de l’année reçoivent leurs différents noms. L’année souterraine contient seize mois ; c’est l’espace de temps que la planète de Nazar est à faire sa révolution. Elle recommence son cours au bout de cet intervalle ; mais, comme le jour de ce recommencement n’est pas fixe, à cause du mouvement irrégulier de la planète, qui varie comme celui de notre lune, messieurs les faiseurs d’almanachs se trouvent souvent hors de gamme dans leurs calculs. Les différentes époques reçoivent leurs noms des principaux événements. Le plus remarquable est l’apparition d’une comète qui se fit voir il y a trois mille ans, et qui causa, dit-on, un déluge universel qui submergea toute l’espèce arborienne, aussi bien que toutes les autres créatures vivantes. Il y eut pourtant quelques individus qui, s’étant sauvés sur le sommet des montagnes, échappèrent à la fureur des flots. C’est de ces arbres échappés que descendent ceux qui habitent aujourd’hui cette planète. La terre y produit des herbes, des légumes, et presque les mêmes sortes de fruits que nous avons en Europe ; mais on n’y voit point d’avoine ; aussi, n’y est-elle pas nécessaire, puisqu’il n’y a pas de chevaux. Les mers et les lacs fournissent des poissons exquis et ornent le pays de plusieurs rivages agréables, sur lesquels on voit des villes et des villages. La boisson ordinaire des habitants est faite du suc de certaines herbes qui sont toujours vertes, dans quelques saisons que ce soit. Ceux qui vendent cette boisson sont nommés vulgairement ninhalpi, herbicocteurs. Le nombre en est fixé dans chaque ville, et ils ont seuls le privilège de cuire ou distiller ces herbes. Ceux qui font ce métier ne peuvent exercer aucune autre profession, ni faire aucune autre espèce de commerce que ce soit. En revanche, il est expressément défendu à toutes les personnes qui ont des emplois publics, ou qui ont des pensions de la cour, de s’ingérer dans ce négoce, par la raison que ces personnes, à la faveur du crédit qu’elles ont acquis dans leur charge, attireraient tous les acheteurs à elles, et donneraient la boisson à meilleur prix à cause des autres émoluments dont elles jouissent. Et c’est là un inconvénient qui n’arrive que trop dans notre monde où l’on voit des officiers et des ministres négocier, trafiquer et s’enrichir en peu de temps par ces indignes monopoles, pendant qu’ils causent la ruine des ouvriers et des marchands.

Le nombre des habitants s’accroît merveilleusement chaque jour, grâce à un certain édit connu sous le nom de loi en faveur de la propagation. En vertu de cette loi, les bienfaits et les immunités augmentent ou diminuent, selon le nombre d’enfants qu’on a engendrés. Quiconque est père de six enfants est exempt de tout tribut ordinaire et extraordinaire :car, dans ce pays-là, on croit que rien n’est plus avantageux à l’état que la vertu politique des mâles et la fécondité des femmes ; en cela on pense bien différemment de la manière dont on pense dans notre pays, où l’on impose un tribut sur chaque enfant comme sur la chose du monde la plus inutile et la plus pernicieuse. Personne dans cette région-là, ne peut exercer deux charges à la fois, car les Potuans ont pour maxime que la moindre occupation demande une personne toute entière. Sur quoi je remarquerai, avec la permission de messieurs les habitants de notre globe, que les charges sont beaucoup mieux administrées chez cette nation que parmi nous ; et la coutume de ne pas exercer deux emplois dans le même temps est si sacrée qu’un médecin n’ose point s’étendre ni s’ingérer dans toutes les parties de la médecine, mais est obligé de s’en tenir à un certain genre de maladie ; un musicien a un seul instrument ; et, enfin, il n’en va pas là comme dans notre globe, où la pluralité des fonctions énerve les forces des hommes, augmente leur mauvaise humeur, fait négliger les emplois, et est cause que nous ne sommes nulle part, parce que nous voulons être partout. De là vient qu’un médecin élevé à la dignité de ministre, voulant guérir les maladies des particuliers et celles de l’Etat, aigrit les unes et les autres ; et si un musicien veut jouer du luth, et faire le magistrat en même temps, on ne peut attendre de lui que des dissonances. Insensés que nous sommes ! nous admirons des gens qui ont l’audace de vouloir exercer plusieurs emplois à la fois, de s’ingérer des plus importantes affaires et qui se croient propres à tout. Nous ne voyons pas que ce n’est là que l’effet d’un téméraire orgueil qui aveugle ces gens-là sur leur faiblesse : car, s’ils connaissaient bien tout le poids des affaires et la petitesse de leurs propres forces, ils refuseraient les fasceaux et trembleraient au seul nom de magistrature. Chez les Potuans, personne n’entreprend rien au-delà de ses talents. Il me souvient, à ce propos, d’avoir oui discourir sur cette matière un illustre philosophe nommé Rakbafi, lequel disait que chacun connaissait son propre génie, qu’il juge sévèrement de ses vices et de ses vertus de peur que les comédiens ne paraissent plus avisés que nous, car ils choisissent toujours les pièces qui sont le plus à leur portée, et non pas celles qui sont les meilleures. Quoi donc ! un baladin saura sur le théâtre,faire un discernement que le sage ne saura pas faire dans la vie ?

Les Potuans ne sont pas distingués en patriciens et en plébéiens, ou en nobles et en roturiers. Cette distinction avait bien lieu autrefois parmi eux, mais les princes ayant remarqué que cela était une source de discordes et de divisions, abolirent toutes les prérogatives attachées à la naissance et voulurent qu’on n’estimât plus que la vertu ,et que l’on n’eût plus égard qu’à elle. Si la naissance, donne quelque privilège aujourd’hui, ce n’est qu’à cause de la quantité des branches que l’on apporte en venant au monde car l’on est estimé plus ou moins noble à proportion de ce que l’on a de branches ;par où l’on est rendu plus ou moins propre au travail des mains. Quant au génie et aux mœurs de la nation, j’en ai déjà parlé plus haut. J’y renvoie le lecteur et je termine ce chapitre pour passer à d’autres choses.

Ludvig Holberg, Le monde souterrain de Nicolas Klim
1re édition en 1741 Amsterdam ; Paris [s. n.], 1788
Traduit du latin par M. de Mauvillon
" La justice des arbres " (p. 23/30)
Chapitre V, " De la nature du pays de Potuan et du caractère de ses habitants ",( p. 72/79)
Copenhague et Leipzig, J. Preus. Gallica