Karl Marx et Friedrich Engels,
L’idéologie allemande
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L’intérêt individuel

Précisément parce que les individus défendent uniquement leur intérêt particulier, qui, à leurs yeux, ne coïncide pas avec leur intérêt commun – ce dernier est présenté comme un intérêt " général ", qui leur est " étranger ", qui est " indépendant " d’eux, et qui est lui-même un intérêt " général ", particulier et original ; ou bien ils doivent eux-mêmes évoluer dans cette dualité, comme c’est le cas dans la démocratie. D’un autre côté, la lutte pratique de ces intérêts particuliers en permanence opposés aux intérêts communs, réels ou illusoires, rend nécessaire intervention et refrènement pratique par l’intérêt " général " illusoire sous forme d’Etat.
Et enfin – la division du travail nous en offre tout de suite le premier exemple – l’action propre de l’homme devient pour l’homme une puissance étrangère, opposée, qui l’asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise, tant que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc tant que subsiste la scission entre intérêt particulier et intérêt commun, et que l’activité n’est pas divisée volontairement mais du fait de la nature. Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou " critique critique ", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette consolidation de notre propre produit en une puissance matérielle qui nous domine, qui échappe à notre contrôle, qui contrarie nos espoirs et qui détruit nos calculs, est l’un des moments principaux du développement historique passé.
La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée résultant de la coopération imposée aux divers individus – dont la coopération n’est pas volontaire mais naturelle – non pas comme leur propre puissance conjuguée, mais comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux dont ils ne connaissent ni la provenance ni la destination, si bien qu’ils n’arrivent plus à la dominer. Au contraire, cette puissance traverse une série de phases et de stades particuliers, série indépendante de la volonté et de la marche des hommes au point qu’elle dirige cette volonté et cette marche.
Naturellement, cette aliénation, pour rester intelligible à nos philosophes, ne peut être surmontée qu’à double condition pratique. Pour qu’elle devienne une puissance " insupportable ", c’est à dire une puissance contre laquelle on se révolte, il faut qu’elle ait engendré des masses d’hommes dénuées de tout. Il faut, en même temps, que cette humanité vive en conflit avec un monde existant de richesse et de culture, ce qui suppose un accroissement considérable de la force productive, un haut degré de son développement. D’un autre côté, ce développement des forces productives (qui implique que l’existence empirique se passe au niveau de l’histoire universelle au lieu de se passer au niveau de la vie sociale) est une condition pratique absolument nécessaire recommencerait et on retomberait fatalement dans la vieille pourriture. En effet, c’est grâce à ce seul développement universel des forces productives que peut s’établir un commerce universel entre les hommes engendrant ainsi le phénomène de la masse " sans propriété " simultanément chez tous les peuples (concurrence généralisée) et faisant dépendre chaque peuple des bouleversements qui se produisent chez les autres. Ce développement a remplacé les individus vivant au niveau local par des individus concrets, universels, vivant au niveau de l’histoire universelle. Sans cela 1° le communisme ne pourrait avoir qu’une existence locale ; 2° les puissances de l’échange n’auraient pu devenir des puissances universelles, donc insupportables, elles seraient restées les " circonstances " de la superstition locale, et 3° toute extension du commerce supprimerait le communisme local. Le communisme n’est concrètement possible que comme l’acte accompli " d’un seul coup " et simultanément par les peuples dominants, ce qui suppose le développement universel des forces productives et du commerce mondial qui se rattache au communisme.
Pour cela, le communisme n’est pas pour nous un état de choses à créer, ni un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement
<doivent être appréciées en tenant compte de la réalité matérielle>
résultent des prémisses actuelles.

Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande
1845-1846 (première édition en 1926) : " L’intérêt individuel  " Paris : Nathan, 1989, collection " Les intégrales de philo ", Traduction de Hans Hildebrand, p.56/58