Lintérêt
individuel
Précisément parce que les individus
défendent uniquement leur intérêt particulier, qui, à leurs yeux, ne coïncide pas
avec leur intérêt commun ce dernier est présenté comme un intérêt
" général ", qui leur est " étranger ", qui est
" indépendant " deux, et qui est lui-même un intérêt
" général ", particulier et original ; ou bien ils doivent
eux-mêmes évoluer dans cette dualité, comme cest le cas dans la démocratie.
Dun autre côté, la lutte pratique de ces intérêts particuliers en permanence
opposés aux intérêts communs, réels ou illusoires, rend nécessaire intervention et
refrènement pratique par lintérêt " général " illusoire
sous forme dEtat.
Et enfin la division du travail nous en offre tout de suite le premier exemple
laction propre de lhomme devient pour lhomme une puissance
étrangère, opposée, qui lasservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise, tant
que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc tant que subsiste la scission
entre intérêt particulier et intérêt commun, et que lactivité nest pas
divisée volontairement mais du fait de la nature. Dès linstant où lon
commence à répartir le travail, chacun a une sphère dactivité déterminée et
exclusive quon lui impose et dont il ne peut sévader ; il est chasseur,
pêcheur, berger ou " critique critique ", et il doit le rester sous
peine de perdre les moyens de subsistance alors que dans la société communiste,
où chacun, au lieu davoir une sphère dactivités exclusive, peut se former
dans la branche qui lui plaît ; cest la société qui dirige la production
générale qui me permet ainsi de faire aujourdhui ceci, demain cela, de chasser le
matin, daller à la pêche laprès-midi, de faire lélevage le soir et
de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur,
pêcheur ou critique. Cette fixation de lactivité sociale, cette consolidation de
notre propre produit en une puissance matérielle qui nous domine, qui échappe à notre
contrôle, qui contrarie nos espoirs et qui détruit nos calculs, est lun des
moments principaux du développement historique passé.
La puissance sociale, cest-à-dire la force productive décuplée résultant de la
coopération imposée aux divers individus dont la coopération nest pas
volontaire mais naturelle non pas comme leur propre puissance conjuguée, mais
comme une puissance étrangère, située en dehors deux dont ils ne connaissent ni
la provenance ni la destination, si bien quils narrivent plus à la dominer.
Au contraire, cette puissance traverse une série de phases et de stades particuliers,
série indépendante de la volonté et de la marche des hommes au point quelle
dirige cette volonté et cette marche.
Naturellement, cette aliénation, pour rester intelligible à nos philosophes, ne peut
être surmontée quà double condition pratique. Pour quelle devienne une
puissance " insupportable ", cest à dire une puissance contre
laquelle on se révolte, il faut quelle ait engendré des masses dhommes
dénuées de tout. Il faut, en même temps, que cette humanité vive en conflit avec un
monde existant de richesse et de culture, ce qui suppose un accroissement considérable de
la force productive, un haut degré de son développement. Dun autre côté, ce
développement des forces productives (qui implique que lexistence empirique se
passe au niveau de lhistoire universelle au lieu de se passer au niveau de la vie
sociale) est une condition pratique absolument nécessaire recommencerait et on
retomberait fatalement dans la vieille pourriture. En effet, cest grâce à ce seul
développement universel des forces productives que peut sétablir un commerce
universel entre les hommes engendrant ainsi le phénomène de la masse " sans
propriété " simultanément chez tous les peuples (concurrence généralisée)
et faisant dépendre chaque peuple des bouleversements qui se produisent chez les autres.
Ce développement a remplacé les individus vivant au niveau local par des individus
concrets, universels, vivant au niveau de lhistoire universelle. Sans cela 1° le
communisme ne pourrait avoir quune existence locale ; 2° les puissances de
léchange nauraient pu devenir des puissances universelles, donc
insupportables, elles seraient restées les " circonstances " de la
superstition locale, et 3° toute extension du commerce supprimerait le communisme local.
Le communisme nest concrètement possible que comme lacte accompli
" dun seul coup " et simultanément par les peuples dominants,
ce qui suppose le développement universel des forces productives et du commerce mondial
qui se rattache au communisme.
Pour cela, le communisme nest pas pour nous un état de choses à créer, ni un
idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel
qui dépasse létat actuel des choses. Les conditions de ce mouvement
<doivent être appréciées en tenant compte de la réalité matérielle>
résultent des prémisses actuelles. Karl Marx et Friedrich Engels, Lidéologie allemande
1845-1846 (première édition en 1926) : " Lintérêt individuel
" Paris : Nathan, 1989, collection " Les intégrales de
philo ", Traduction de Hans Hildebrand, p.56/58 |