Benoît
Navigation de Saint Brendan
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XIV Le Paradis

Les moines ont repris la mer ; longtemps ils cinglent, quoiqu’ils tiennent la droite route. Enfin, le jour de la Cène, ils atteignent à grand-peine la terre désirée. Ils y demeurent, comme de coutume, jusqu’au jour fixé, puis, le samedi venu, ils s’en vont sur le gros poisson célébrer leur fête comme les autres années : voilà sept ans que le poisson est leur serviteur ! Ils en louent Dieu, qui, par sa puissance, a écarté d’eux les périls.

Le lendemain, ils repartent avec le vent régnant et naviguent tout droit vers l’île des Oiseaux. Deux mois ils y demeurent, joyeux, en attendant que leur cher hôte les guide lui-même dans le voyage si bon et si beau. L’hôte, qui connaît leurs besoins, les approvisionne de tout ce qu’il faut, car il sait que la route est longue. Alors les moines se remettent en mer, et l’hôte avec eux : jamais plus ils ne reviendront.

Ils dirigent leur course vers l’Orient, sans erreur aucune, car ils ont en leur nef un bon pilote. Pleins de joie, ils s’en vont au plus vite, sans défaillance, quarante jours en haute mer. Bientôt, rien ne leur apparaît plus, fors la mer et le ciel. Enfin, par la permission du Roi divin, ils approchent du mur de brouillard qui enclôt tout le Paradis, dont Adam fut seigneur : afin que ses héritiers n’y puissent revenir, de grandes nuées répandent les ténèbres ; l’épais brouillard aveugle celui qui s’y aventure, de sorte que si Dieu ne lui montrait la route, il lui serait impossible de franchir cette nuée.

Alors l’hôte dit aux frères :

- Ne tardez pas, tendez la voile, qu’elle s’emplisse de vent !

A leur approche, la nuée se déchire assez pour leur ouvrir passage ; ils entrent dans le brouillard et avancent par une longue tranchée ; ils ont foi en leur hôte qui a fendu pour eux la nuée : de chaque côté se dressent les parois, denses et sombres. Trois jours, ils vont de toute leur vitesse par le chemin qui leur est ouvert. Le quatrième, les pèlerins, à grande joie, sortent enfin du nuage de brume : hors de la nue ils aperçoivent le Paradis.

D’abord apparaît un mur qui s’élève jusqu’aux nues, sans créneaux ni chemin de ronde ni bretèches ni tour aucune ; nul d’eux n’en peut savoir la matière ; personne n’y travailla : le souverain Roi en fut le seul ouvrier. Ce mur est plus blanc que neige, et tout entier sans joints ; les gemmes dont il est enchâssé jettent de grands feux : chrysolithes de choix tachetées d’or, chysoprases, topazes, hyacinthes, calcédoines, émeraudes, sardoines, jaspes ; sur les bords luisent les améthystes ; avec la claire jacinthe, le cristal et le béryl, ces pierres se renvoient leurs clartés et font ressortir leurs couleurs : grand artiste celui qui les plaça !

Les monts sont élevés, tout en marbre dur ; la mer les bat, loin des murailles. Au-dessus des monts de marbre, la montagne est toute d’or fin. Plus haut encore est le mur de Paradis qui clôt le jardin : c’est ce grand mur que nous devons franchir.

Les pèlerins tendent droit vers la porte, mais l’entrée en est bien défendue ; brillants comme le feu, des dragons la gardent ; au-dessus du passage pend un glaive – fou qui ne le redoute ! – poignée en haut, pointe en bas, ce n’est merveille s’il effraie ; il pend et tourne, menaçant : rien qu’à le voir on est terrifié ; le fer, le roc, le diamant ne peuvent résister à son tranchant.

Alors les frères voient venir à leur rencontre un très beau jeune homme, messager de Dieu ; il les appelle au rivage, les accueille, les nommant tous de leurs vrais noms, puis avec douceur les baise ; il calme les dragons, qui se couchent à terre, humblement, sans résistance. Un ange, sur son ordre, retient le glaive ; la porte est ouverte, les pèlerins entrent tous dans la gloire.

Le jouvenceau les guide en Paradis. De très beaux arbres et de rivières cette terre est bien pourvue, la campagne est un jardin toujours bellement fleuri, les fleurs y embaument comme il convient à ce séjour d’hommes pieux ; en toute saison y viennent des fruits excellents, des parfums de grand prix ; on n’y trouve ni ronces, ni chardons ni orties ; il n’est arbre ni herbe qui ne remplisse de délices ; fleurs et arbres durent en toute saison sans changer ; toujours l’été y est doux, les arbres chargés de fleurs et de fruits, les bois remplis de gibier ; les fleuves, qui sont de lait, regorgent de bon poisson, partout règne l'abondance ; la rosée du ciel se change en miel ; les monts sont d'or, les roches valent un trésor ; sans fin luit le clair soleil ; aucun souffle de vent n’y fait remuer un cheveu, aucun nuage ne vient ternir la clarté du ciel. Celui qui demeure là vit à l’abri de tout mal, et n’en connaît qui lui puisse venir : il ignore le chaud, le froid, la maladie, la faim, la soif, la douleur ; en quantité il possède tous les biens qu’il désire ; il ne perdra pas le ciel, il est sûr de le posséder toujours.

A voir cette félicité, Brendan trouve le temps court, il voudrait demeurer longtemps en ces lieux... Le jouvenceau l’a mené bien avant et l’a instruit de maintes choses. Il lui décrit, en belles paroles, les récompenses destinées à chacun. Brendan le suit sur un mont haut comme un cyprès : là, ils voient des merveilles qu’on ne peut comprendre, ils contemplent les anges et les entendent se réjouir de leur venue, ils entendent leur grande mélodie ; mais ils n’en peuvent supporter davantage : leur nature ne saurait soutenir le spectacle de cette gloire.

Alors, leur guide :

- Retournons ; je ne vous mènerai pas plus avant, vous n’en êtes pas capables. Brendan, voici le Paradis que tu as tant demandé à Dieu. Devant toi, là-bas, il y a cent mille fois plus de gloire que tu n’en as vue. Mais tu ne peux en savoir davantage avant ton retour ; car ici, où tu es venu en chair et en os, tu reviendras bientôt en esprit.

Va, maintenant, retourne-t’en ; tu reviendras ici attendre le jugement. Emporte, en souvenir, de ces pierres d’or pour te donner courage !

Benoît, Navigation de Saint Brendan
à la recherche du paradis, vers 1130 : chapitre XIV, “ Le Paradis ”.