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Le
numéro 387 (mai 2000) du Magazine littéraire est consacré
à la renaissance de l'utopie. Des artistes, des intellectuels, des
philosophes y expriment leur point de vue. Le café des philosophes
ouvre un débat avec eux. Les extraits sont publiés avec l'aimable
accord du Magazine littéraire.
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Les
trois utopies fondatrices |
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Dans
son article, Alberto Manguel rattache toutes les utopies à trois
utopies fondatrices : "On peut, dit-il, rattacher toutes les utopies
ultérieures à ces trois là. Une utopie est soit une
société idéale, comme chez Thomas More, soit le monde
d'un seul homme, où l'on reconstruit la société,
comme chez Defoe (Robinson Crusoë)
N'oublions pas le troisième modèle. C'est celui de Swift,
où nous ne sommes plus en présence ni d'une société
idéale (comme celle de More) ni d'une société reconstruite
(comme celle de Crusoé). Swift, c'est la "société-miroir
" : des mondes qui sont des reflets de certains aspects de notre
société".
A
la suite d'Alberto Manguel, essayez de rattacher chacune des utopies suivantes
à l'un des trois modèles fondateurs :
- Mai 68
- L'abbaye de Thélème de Rabelais
- Le phalanstère de Charles Fourier
- Le meilleur des Mondes d'Aldous Huxley
- La Révolution Culturelle de Mao Tsé Toung
- L'Icarie d'Étienne Cabet
- Vendredi, ou Les limbes du Pacifique de Michel Tournier
- Métropolis de Fritz Lang
- La déclaration des droits de l'homme et du citoyen de la Révolution
française
Comment
éviter la réalisation des utopies ?
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"Les
utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu'on ne le croyait
autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement
angoissante : comment éviter leur réalisation définitive
?... Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies.
Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle
où les intellectuels et la classe cultivée rêveront
aux moyens d'éviter les utopies et de retourner à une société
non utopique moins "parfaite" et plus libre."
Cette phrase du philosophe russe Nicolas Bergaïeff est citée
par Aldous Huxley en épigraphe du Meilleur des Mondes.
Y
a-t-il des utopies que vous ne voudriez surtout pas voir se réaliser
?
La
résistance des lettres |
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"Les grandes dictatures
utopistes accoucheront l'une après l'autre d'écrivains et
d'uvres appelés à jouer le rôle d'antidote"
écrit Eric Faye dans un article consacré aux contre-utopies.
Ceci s'explique à ses yeux car "un système totalitaire
est en soi littérature, des slogans muraux aux mots d'ordre clamés,
aux multiples écrits théoriques de ses dirigeants, aux comptes
rendus des plenums, congrès... Il tente soit de soumettre l'écrit
à une vision jdanovienne, soit de rendre la littérature
désuète, inutile - quand l'un ne concourt pas à l'autre.
Jamais, peut-être, l'écrivain n'a redonné autant à
l'écrit ses lettres de noblesse et sa puissance que lorsqu'il se
trouvait opposé aux petits Zeus du XXe.
Trouvez
dans l'histoire littéraire du XXe
siècle des exemples d'écrivains qui se sont révélés
dans leur opposition à des dictatures utopistes. Essayez dans chaque
cas de montrer en quoi leur uvre agit comme antidote par rapport
à l'utopie à laquelle elle s'oppose.
Des
utopies totalitaires indolores
Les utopies totalitaires ne se manifestent pas exclusivement
par les camps ou les génocides.
"Nous voici, poursuit Eric Faye, face à des utopies totalitaires
indolores, qui passeraient presque inaperçues si les écrivains
n'en révélaient les fondements discrets : des humains de
leur plein gré esclaves de la science inféodée au
pouvoir, des humains esclaves modifiés par la science (tranquillisants
qui suppriment tout sentiment négatif, conditionnement pavlovien,
et surtout la génétique qui divise les humains en castes
et permet la réalisation des cauchemars eugénistes).
Essayez
d'identifier au cours du XXe siècle
des phénomènes qui vous semblent pouvoir être qualifiés
d'"utopies totalitaires indolores".
Trouvez des exemples de genres littéraires, d'uvres d'écrivains
ou de cinéastes qui vous semblent révéler "les
fondements discrets" de ces utopies.
Expérimenter le présent
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"L'utopie est une porte grande ouverte pour la recherche, dit Georges
Lavaudant, metteur en scène de théâtre. Mais c'est aussi
une chose qui ne se réalise pas. Je préfère l'expérimentation
dans le présent, qu'on ne repousse pas comme un avenir."
Trouvez
des exemples qui donnent raison à Georges Lavaudant, puis des exemples
qui lui donnent tort. Après avoir analysé ces exemples, défendez
votre point de vue.
L'absence d'utopie |
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François Schuiten et
Benoît Peeters, auteurs bien connus de bandes dessinées,
craignent avant tout l'absence d'utopie : "Et pourtant, disent-ils,
il y a pire encore que l'utopie réalisée, c'est l'absence
d'utopie, car à ce moment-là il n'y a pas non plus de contre-utopie,
donc de débat."
Après
avoir examiné en détail une
planche de l'Enfant penchée de Schuitten et Peeters,
analysez comment leur position se manifeste dans leur uvre. Partagez-vous
leur opinion ?
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Distinguer
utopie et idéal |
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"Mais il faut bien distinguer
l'utopie et l'idéal, précise Jean-François Revel.
Il est évident qu'il n'y a pas de pensée politique sans
un projet, sans un idéal, sans objectif.
Mais l'utopie, c'est la construction a priori, antérieurement à
toute application à la réalité, d'un modèle
complètement achevé, et appliqué dans ses moindres
détails, d'une société parfaite. Toutes les utopies
que nous connaissons, chez Platon, Campanella, Fourier, construisent une
société totalitaire dès l'élaboration du modèle
intellectuel."
Christian Godin reprend une distinction proche : "Il faut distinguer,
jusqu'à les opposer, l'utopie des faits et l'utopie des valeurs.
La première réduit l'existence multiple, complexe et contradictoire
des hommes à un programme ; elle est de nature indéniablement
totalitaire et doit, par conséquent, être rejetée
sans détour. La seconde, en revanche, maintient comme horizon des
idéaux qui, à cause de leur universalité même,
n'impliquent en tant que tels aucune prescription particulière
: la paix, la liberté et la justice pour la terre entière,
pour l'humanité entière sont ces idéaux capables
de donner à la mondialisation un sens autre qu'économique."
Cette distinction entre deux concepts vous semble-t-elle pertinente pour
sortir de l'ambiguïté permanente du terme utopie ?
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Quand
la ville résiste à l'utopie |
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Depuis des siècles l'humanité imagine des cités
idéales. De la Jérusalem céleste à la
cité radieuse de Le Corbusier, en passant par les cités
idéales de la Renaissance. Christian de Portzamparc, architecte
contemporain, constate : "La ville idéale des utopies procédait
d'une sorte d'arrêt sur image sur un moment futur rêvé.
Elle oubliait, ce faisant, que la ville, comme aurait dit Bachelard, c'est
du temps concentré, où s'accumulent de quatre à dix
siècles passés, plus le temps actuel, lui-même en
évolution constante, et ses milliers de transformations quotidiennes
dans tous les domaines. Cette utopie ancienne arrêtait le temps,
excluait l'aléatoire, le futur, l'inconnu. "Mais la ville
résiste" car nous avons pris la mesure du fait que s'il est
un domaine où la logique occidentale d'une maîtrise du monde
par la technique a échoué, c'est bien celui de la ville.
La ville résiste ; son désordre est plus fort que les projections
idéales et les plans rationnels. Et c'est cette résistance
qui fait sa beauté."
À
travers quelques exemples de cités idéales, analysez en
quoi chacun de ces projets annulait le temps et en quoi la ville a résisté.
Quand
l'art total n'est plus de l'art
Le Bauhaus rêvait d'un
art enfin mêlé à la vie quotidienne ? Voir le design
industriel. Les happenings d'Allan Kaprow prônaient l'immersion
du spectateur dans l'uvre d'art ? Allez à la Géode
ou dans les parcs à thèmes. Wagner ou Kandisky, l'expérience
synesthésique ? Achetez un cédérom. De Lautréamont
à Joseph Beuys, l'art fait par tous ? Les autoroutes de l'information
vous permettront bientôt de télécharger vos émissions
de télé et de composer vous-même votre programme de
films. L'Internationale ? Elle est là, à portée de
clic, sur Discussion.com. L'abolition du travail ? Dans les entreprises
de la nouvelle économie, les employés ne voient plus, dit-on,
la différence entre loisirs et bureau.
Le rêve avant-gardiste d'un art total a ainsi été
récupéré par l'industrie du loisir, une fois soigneusement
débarrassé de son contenu.
Pensez-vous comme Nicolas Bourriaud, écrivain, directeur associé du Palais de Tokyo, que les nouvelles technologies transforment en biens d'équipement les utopies des avant-gardes ?
Anticipation
"Les utopies ne sont souvent
que des vérités prématurées." dit Lamartine.
Pour
tenir un tel propos, quelle est sa conception de l'utopie ? Si vous n'êtes
pas d'accord, imaginez une formule aussi synthétique pour formuler
votre opinion.
Univers
communicants
"Chez l'épicier,
vous téléchargerez de nouvelles recettes à partir
d'un kiosque. (...) Une tablette installée dans la cuisine vous
permettra de contrôler l'état de la maison. (...) D'ici dix
ans, il sera normal d'utiliser la parole pour communiquer avec sa télévision,
son ordinateur ou un autre compagnon personnel."
Comment
définiriez-vous ces propos de Bill Gates : une utopie, une prévision,
un idéal, une anticipation
?
L'humanité
unie
L'informatique est vecteur de nouvelles utopies. Pour Pierre Lévy,
"la grande utopie, l'utopie par excellence : c'est l'unité
de l'humanité. C'est l'humanité qui se rencontre elle-même
et qui arrête de se faire la guerre. C'est la fin des frontières.
Or, cette utopie est désormais à notre portée, elle
est à portée des mains, c'est-à-dire à portée
d'ordinateur."
La
société de l'information et des réseaux vous semble-t-elle
permettre l'avènement d'un monde meilleur ? À quelles conditions
? Vous paraît-elle au contraire porter en germe de nouvelles contraintes,
de nouvelles sources d'injustice et d'aliénation ? S'il y a une
utopie informatique, quelle serait sa contre-utopie ?
Les
quatre utopies
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"Aujourd'hui,
quatre grandes utopies dominent, pense Jacques Attali, et il n'y en a
que quatre.
La première, l'utopie d'éternité, part de la théologie
pour aller au clonage.
La seconde, l'utopie de liberté, va de la lutte contre l'esclavage
jusqu'à l'économie de marché ; l'utopie d'égalité
politique à l'égalité monétaire. Ces trois
premières utopies sont, au fond, un peu égoïstes.
Il y a heureusement une quatrième utopie : c'est l'utopie altruiste,
qui consiste à chercher son bonheur dans le bonheur des autres.
Une condition s'impose, dans ce domaine : on a intérêt à
laisser à l'autre le choix de la définition de son bonheur.
C'est ce que j'appelle l'utopie de la fraternité. C'est cette utopie
qui devra être approfondie au XXIe siècle."
En
quoi les trois premières utopies peuvent-elles sembler égoïstes
?
Pourquoi doit-on laisser à l'autre le choix de son bonheur ? Que
se passe-t-il quand on choisit pour lui ?
Est-il possible de transformer le monde ou sommes-nous en panne d'avenir
?
Pour Nicolas Bourriaud, "toute proposition utopique a vocation à
se réaliser ; elle se révèle, autrement dit, inséparable
de la certitude qu'il est possible de transformer le monde, et parfois
l'être humain." Frédéric Martel, exprime une
grande perplexité : "L'idée d'une autre société
est devenue presque impossible à penser."
Quel est votre avis ?
Des micro-utopies pragmatiques
"Certes on ne peut plus croire aveuglément à l'arrivée
du "Grand Soir", pense Jean-Michel Carré. Mais il y a
toujours des "Petits Matins". Nicolas Bourriaud partage son
point de vue : "L'artiste de la nouvelle modernité se présente
comme un pilote d'essai, un auteur de micro-utopies qui opère dans
des zones délimitées. De la même manière que
l'intellectuel spécifique défini par Michel Foucault a supplanté
la figure sartrienne du penseur de la totalité, les micro-utopies
sectorielles et pragmatiques se substituent aux macro-utopies totalisantes
d'hier."
Quels
seraient pour vous ces "petits matins" ?
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Place
au hasard et à l'inconnu
"Les utopies sont déprimantes parce qu'elles ne laissent pas
de place au hasard, à la différence, aux "divers "...
Tout y a été mis en ordre et l'ordre règne."
disait Georges Perec. Il rejoint René Char qui s'interrogeait :
"Comment peut-on vivre sans inconnu devant soi ?"
Quelle
peur de l'inconnu les utopies tentent-elles de conjurer ? Les utopies
totalitaires répondent-elles à des peurs plus particulières.
Le nomade a besoin d'utopies
L'homme peut-il vivre cependant d'incertitudes ? "Dans le monde contemporain
où nous sommes davantage des nomades que des sédentaires,
il y a un grand besoin d'utopie, pense Jacques Attali. Le nomade a besoin
d'utopies au sens où il a besoin de savoir où il va, de
savoir ce qui le fait marcher et donc de savoir ce qui lui fait supporter
la marche. Peut-il voir au loin une oasis, ou est-ce seulement un mirage
? Quelle est la destination du nomade : c'est cela la définition
d'utopie."
A
partir de la définition du nomade, essayez de préciser pourquoi
Jacques Attali considère les hommes contemporains comme des nomades.
Pourquoi le nomade aurait-il plus besoin d'utopies que les autres ? Est-ce
votre point de vue ?
Le ressort de la création, le moteur de l'action
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Pour
Fabrice Hybert, "L'utopie demeure, avec l'érotisme, l'un des
piliers de la création artistique, l'un des ressorts de l'énergie
créatrice."
Pour Jacques Attali, "même si les utopies sont aujourd'hui
discréditées par l'usage qu'on en a fait au XXe
siècle, l'utopie demeure toujours comme rêve d'une société
idéale. Et heureusement, car c'est le moteur de l'action."
Cela
voudrait-il dire qu'une société sans utopie est une société
morte ?
Pourquoi ne pas imaginer le meilleur ?
Pierre
Lévy est résolument optimiste : "Pourquoi ne pas imaginer
le meilleur ? On n'a aucune chance d'arriver au meilleur si on ne l'a
pas d'abord imaginé. D'ailleurs, c'est ce que nous faisons. Il
y a d'une part un progrès moral de l'humanité et cela est
une conséquence des utopies que nous avons imaginées en
amont. Tout ce qu'on a obtenu (la fin de l'esclavage, la démocratie,
la libération de la femme...) a d'abord été imaginé
par des utopistes, à une époque ou personne n'y croyait.
Tout est possible mais rien n'est garanti. A nous de faire exploser la
diversité plutôt que de suivre le troupeau."
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Au
terme de cette réflexion, que signifierait pour vous imaginer le
meilleur ? S'agirait-il d'idéal ou d'utopie ? Serait-ce le meilleur
pour l'humanité entière ou dans un champ bien délimité
? Quelles précautions vous semblent devoir être prises pour
que ce que vous imaginez être le meilleur ne devienne pas le pire
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