|
|
|
Linsularité de lutopie, constante du genre depuis Thomas
More, ne saurait faire illusion. Si lutopie est ainsi décrite, cest pour
marquer la rupture, la séparation radicale et volontaire avec un
"ailleurs" aussi mauvais quelle est parfaite. Mais cet
"isolement" ne traduit aucun désir de solitude ni
denfermement : il ne sagit que dun expédient, expressément conçu
comme provisoire. |
|
|
|
|
|
|
|
Rassembler
tous les hommes
Lutopie,
en effet, ne se pense quuniverselle. Tant quil en est autrement, elle reste
inachevée, puisque les ténèbres extérieures demeurent une menace pour son être, une
insulte à son principe, un péril qui la force à senfermer pour éviter assauts et
contaminations. Son essence même la contraint dobéir à une dynamique de
lextension, qui naura de cesse quune fois le monde extérieur aboli ou
assujetti. La cité idéale ne sera accomplie que lorsquelle rassemblera tous les
hommes sous sa loi, dans limmobilité de la perfection.
Les modalités de cette
extension sont certes variables. Chez More, cest la cellule initiale qui se
reproduira à linfini, jusquà couvrir le monde de proche en proche
avec ou sans le consentement des indigènes que, le cas échéant, on forcera à être
heureux et libres. Chez Campanella, les sept murailles concentriques de la Cité du Soleil
ont, symboliquement, vocation à sélargir à lhumanité tout entière. Mais
le résultat est toujours le même : le "lieu de nulle part"
doit finir par être partout. |
|
|
|
|
|
|
|
Abolir
les frontières
Cette
idée, qui jusquau XVIIe siècle se situe encore dans lorbite de la
thématique médiévale de la monarchie universelle, prendra son véritable essor au
XVIIIe, puis au XIXe siècle. À cet égard, labbé de Saint-Pierre (1658-1743)
apparaît comme un précurseur remarquable, imaginant une fédération européenne qui ne
serait que le prélude à une mondialisation de lutopie :
"LEurope une fois parvenue [
] à cette espèce de paradis sur terre
y ferait en peu de temps entrer tous les autres peuples" (Ouvrajes de
politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1733, t. III, p. 231). Au
XIXe siècle, cette espérance, relayée à grand bruit par la Révolution
française, vire au lieu commun : le siècle des utopies sera aussi celui des
universalismes. Cest ainsi que Saint-Simon, sinspirant expressément de
labbé de Saint-Pierre, entend réorganiser la société européenne, et que ses
disciples entreprendront de remodeler le monde en creusant le canal de Suez ou en rêvant
dirriguer le Sahara. À la même époque, Victor Hugo prophétise la prochaine
disparition des frontières et des conflits, la "nation définitive"
et la "République universelle". |
|
|
|
|
|
|
|
Créer
une langue universelle
La pensée marxiste
apparaît ainsi comme lhéritière, mais aussi comme lultime manifestation
denvergure de cet universalisme utopique. Elle en reprend tous les thèmes, y
compris sur des plans apparemment secondaires, comme par exemple lidée dune
unification des langues. Une fois acquise la victoire du prolétariat, affirment Marx et
Engels, le monde entier entrera dans le communisme, qui se caractérisera notamment par la
disparition des États, des frontières et des nations. Dans cet univers réconcilié,
"il va de soi que [
] la langue, produit de lespèce humaine, sera
elle aussi soumise au contrôle parfait des individus" (LIdéologie
allemande, 1846, cité par R. Dangeville, Utopisme et communauté de
lavenir, Maspéro, 1976, p. 125). Lunification globale se traduira,
sur ce plan, par la naissance dune "langue nouvelle et internationale,
commune à toute lespèce humaine" (ibid.). |
|
|
|
|