Utopie et propriété

La suppression de la propriété privée, ou communisme, que Thomas More semble emprunter à La République de Platon, a souvent été considérée, en bien ou en mal, comme la caractéristique essentielle de l’utopie. En réalité, il s’agit sans doute de son élément le plus visible, car le plus clairement en rupture avec l’état socioéconomique existant à l’époque où ces œuvres ont été conçues ; le point le plus choquant, ou le plus prometteur, mais en aucun cas le plus significatif.
  

Les dangers de la propriété
Car cette abolition de la propriété ne constitue au fond, dans la plupart des cas, qu’un simple moyen. À la distinction entre le “tien” et le “mien”, on reproche en particulier de susciter de graves problèmes d’ordre économique (la pauvreté, le besoin, les disparités, le luxe) qui produisent eux-mêmes des effets psychologiques désastreux, l’avarice et l’arrogance des possédants générant la jalousie puis la haine de ceux qui n’ont rien. D’où certaines conséquences politiques absolument incompatibles avec l’idée d’une cité harmonieuse : les trop riches comme les trop pauvres menacent l’équilibre même de l’État, leurs différences mettent en cause son unité et créent des rapports de subordination qui se superposent aux seuls légitimes, ceux qui lient le citoyen à la cité. Plus fondamentalement, enfin, ce qui gêne dans la propriété, c’est qu’elle soit par excellence le support du “domaine privé” des individus, le moyen pour eux de se soustraire à l’intervention de l’État et de conserver une liberté et des intérêts propres.
   
Des solutions plus ou moins radicales
La suppression de la propriété semble donc avoir, pour l’essentiel, une fonction instrumentale et politique, et non la valeur d’un principe intangible (même s’il peut arriver qu’on la lui attribue). C’est d’ailleurs pour cela que les utopies présentent sur ce plan des différences considérables, sans pour autant cesser de relever d’une seule et même catégorie. Certaines d’entre elles, en effet, prônent l’abolition radicale de la propriété, comme de toute différenciation. “Tout ce que possèdent ceux qui ont au-delà de leur quote-part individuelle dans les biens de la société est vol et usurpation”, proclame en 1795 le Manifeste des plébéiens de Gracchus Babeuf. “Il faut […] supprimer la propriété particulière”, faire “disparaître les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes” (in Le Tribun du peuple, n° 35, an IV, p. 101 n.), si l’on veut supprimer le mal qui résulte, intégralement et nécessairement, de l’inégalité.
D’autres utopies, moins radicales, se contentent de limiter la propriété, ou de la réglementer, jugeant que seules les disparités excessives, le luxe et la misère, risquent de déstabiliser la cité ou d’altérer sa cohérence. Parmi elles, certaines tiennent en outre à interdire la propriété aux magistrats, considérant que leurs fonctions impliquent un renoncement absolu au monde et un dévouement sans partage à l’intérêt public.
Ce qui néanmoins réunit ces différentes utopies, c’est qu’en toute hypothèse, la propriété y fait l’objet d’un contrôle étroit et d’une réglementation minutieuse. Même tolérée, la propriété, tout comme les libertés privées qu’elle supporte, doit être considérée avec méfiance et maniée avec précaution.