Utopie et état

Au premier abord, il semble que l’État n’ait pas sa place dans l’utopie. Une fois la société idéale organisée suivant des lois aussi définitives, aussi inexorables que la raison elle-même, une fois la machine parfaite réglée et mise en route, la présence d’une autorité coercitive ne paraît plus d’aucune utilité : le système fonctionne très bien sans elle, pour la plus grande gloire de son créateur.
  

L’État inutile
L’État n’a plus de fonction spécifique. Dans l’utopie réalisée, étendue au monde entier, règne la “paix perpétuelle” : puisqu’il n’y a plus "d’extérieur”, il n’y a plus de guerre, plus d’armée ni de chef. Ce monde pacifié est également réconcilié avec lui-même, et régénéré : la disparition de la propriété a fait disparaître, avec la misère et l’avarice, les principales causes de conflit et de violence. Comme Engels l’écrit dans L’Anti-Dühring (1877-1878), le plus utopique de ses essais, “dès qu’avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle disparaissent aussi les collisions et les excès […], il n’y a plus rien à réprimer”, et donc, il n’est plus besoin "d’un pouvoir spécial de répression, [d’]un État” (trad. Bracke, A. Cortes, t. III, p. 45).
La conclusion, empruntée à Saint-Simon, se situe dans le droit fil de l’utopisme classique : “Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction d’opérations de production” (p. 46). Selon la tradition utopique, en effet, la cité parfaite n’est pas dominée par une personne, mais par la loi, impartiale, inflexible et rationnelle. L’utopie est le premier (et le seul) exemple d’une nomocratie intégrale : même lorsque c’est à un individu, roi mythique ou grand législateur, que l’on doit la règle fondatrice, celle-ci n’est que le canal par lequel s’exprime la raison. La raison, et la société, car l’idéal est de parvenir à une coïncidence absolue de la société civile et de l’autorité publique, la première étant parfaitement transparente à la seconde, mais cette dernière se trouvant intégralement transférée, diffusée dans le groupe social.
  

L’État invisible
L’État se fond dans la société, qui assume toutes les fonctions qui étaient les siennes. Mais, réciproquement, la société s’engloutit dans l’État, un État devenu à peu près invisible, mais plus présent, plus puissant, plus contraignant que jamais. Peu importe qu’il soit désormais entre les mains de conseils élus, de commissions discrètes, de censeurs à la moralité éprouvée : fondamentalement, sa nature et ses moyens demeurent identiques, à cette différence près que la “raison d’État” est d’autant plus implacable que l’objectif qu’elle poursuit est plus élevé, et d’autant plus efficace que tous les contre-pouvoirs ont disparu. Au XXe siècle, c’est aux “contre-utopies” qu’il reviendra de signaler ce double sens, ou ce double jeu, de l’utopie, où chacun vit en permanence sous le regard du “Bienfaiteur” (Zamiatine) ou du “Grand Frère” (Orwell). La liberté authentique n’y subsiste plus que dans les rares angles morts où l’œil du maître, qui est désormais tout le monde, n’a pas accès.