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Voyages
de lâme
La perte
de lâge dor ou celle du paradis ont laissé un vide que les hommes
nont cessé de vouloir combler. Les uns lont tenté par létude,
cheminant au fils des arts libéraux vers la "demeure de la sagesse",
susceptible de leur livrer les clés de la vraie sagesse, celle de Dieu.
Pour dautres, seule lascèse, conçue comme une échelle dont il
convient de gravir les degrés, peut mener, par le dépouillement total, au
paradis perdu. Un "lieu de délices" dont le cloître,
jardin clos, indéfiniment circonscrit par les déambulations de la meditatio
quotidienne, est limage. Voyage initiatique, circulaire et liturgique,
que retrace de façon mimétique le Voyage de saint Brandan, périple
océanique dune petite abbaye à la dérive, en quête de la "terre
de promission". |
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Cest
par les songes aussi que rêveurs éveillés ou vivants endormis accèdent au
voyage, car "il est possible, comme le souligne lauteur
du Roman de la rose, de faire des rêves qui ne soient pas mensongers
mais qui par la suite se vérifient [
]. Jai lintime conviction
que les rêves sont la préfiguration des heurs et malheurs à venir".
Ce voyage onirique conduit le rêveur aux portes dun jardin, cerné
dun haut mur crénelé, verger de Déduit, le gracieux, laimable :
"Sachez que jimaginai pour de vrai être au paradis terrestre :
cet endroit était si plein de délices quil paraissait surnaturel."
Quant aux voyages allégoriques, à la suite du Pèlerinage de la vie humaine
de Guillaume de Diguleville, ils vont se multiplier aux XIXe
et XVe siècles, tel le Chemin de vaillance de Jean
de Courcy ou le Chemin de paradis de Jean Germain, réponses aux interrogations
du dormeur sur la façon de mener sa vie afin de sauver son âme.
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Voyages
du corps
À
ces aventures de lesprit répond cet ébranlement des corps qui, depuis
le ive siècle, lance sur les routes des lieux saints les pèlerins,
isolés ou en groupes, jusquà cette "marche au sacré"
que décrivent, certes a posteriori, entre 1102 et 1106, les chroniqueurs
de la première croisade, Robert le Moine, Guibert de Nogent, Baudri de Bourgueil,
témoins de cette "migration", de ce "passage"
du nouvel Israël vers la Terre promise.
Le départ est soigneusement organisé ou au contraire compulsif, "panique".
Des foules sémeuvent, dans le sillage de Pierre lErmite en 1095,
dans celui du jeune pâtre Étienne, en Vendômois en 1213, des agrégats de
pauvres et de "pastoureaux" encore en 1251 et 1320
qui "quittent leurs champs et leurs bêtes sans prendre congé
ni de père ni de mère", investis dune mission salvatrice.
Cette partance actualise une quête dont la destination nest ni lailleurs
ni le nulle part, mais un lieu, investi par sa position à la fois solitaire
et centrale dune force de convergence de toutes les espérances. La
croisade nest autre que liter Hierosolimitanum, la route
vers Jérusalem, la ville dont les murailles senroulent autour du roc
vide dun tombeau, où sur le crâne dAdam se dresse la croix écartelée
aux quatre point cardinaux. Là, dans lespace rassemblé, la mort sannihile.
Ville mère, ville femme, peut-être décevante dans sa réalité, elle reste
surtout rêvée, toujours réinventée, ressassée à partir de lhistoire
et des souvenirs accumulés. |
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Éloignée
de cette aspiration matricielle, à lécart de lorbe des terres,
lîle ouvre un autre support à limagination. Par sa position
éminemment marginale, elle échappe à lusure du temps, à la toile tissée
par les fils de lhistoire qui se déroule inexorablement depuis lOrient
des origines jusque vers lOccident. Îles Fortunées, île sacrée, Hiera,
elles enguirlandent de leurs couleurs chatoyantes lorbis terrae
et découvrent, aux yeux éblouis du voyageur égaré, les vestiges dun
monde dinnocence, davant la faute. Ainsi des îles des Bienheureux
où, selon lHistoire véritable de Lucien de Samosate, demeurent
les héros, ou des îles des Réchabites, entrevues par Zosime, où vivent les
"justes-nus", dans la joie, sans comput du temps,
exempts de maladie et de peines, jusquà ce que les anges les conduisent
au repos qui précède la résurrection.
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Une île, une ville, tout autre lieu des confins, comme si le monde, dans
ses replis lointains ou inconnus, pouvait dissimuler un espace dévolu au
bonheur, à lespérance dun monde meilleur. À moins que, dune
certaine façon, la destination compte moins que le voyage lui-même, cette
"mise en aventure" du corps et de lâme, toujours
périlleuse, antidote à langoisse de lattente, est lanticipation
active qui peut se suffire à elle-même.
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