|
|
|
Instaurer
le paradis sur la terre
"La
religion dans tous les États a une si grande influence [
] que je me suis imaginé
quavant de parler des lois, du gouvernement et des murs des Ajaoïens, je
devais donner une juste idée de [
] leurs sentiments sur ce quon nomme
vulgairement Religion." Placée au début de La République des
philosophes de Fontenelle (Genève, s.n.e., 1768), la remarque souligne
limportance considérable de la question religieuse dans la pensée utopique :
pensée construite en grande partie par opposition au catholicisme, mais qui, le plus
souvent, finit par imaginer des religions de substitution, jugées nécessaires au bon
fonctionnement de la "cité idéale". |
|
|
|
Depuis
Chateaubriand, en effet, il est devenu banal de constater que la pensée utopique procède
directement des hérésies chrétiennes. Lune de ses sources les plus claires se
trouve dans luvre de Joachim de Flore (1130-1202), qui prophétise la venue
dun "troisième âge", succédant à celui du Père et à
celui du Fils : lâge du Saint-Esprit. Celui-ci sera lâge adulte de
lhumanité, le temps de la paix, de la vérité, de la justice parfaite et de la
pleine liberté. Lutopisme naura quà reprendre cette idée, en
précisant que ce nest pas à lEsprit divin mais à lhomme lui-même
quil appartiendra détablir lère nouvelle. Cest ce que fait au
XVIIe siècle lun des principaux héritiers de Joachim de Flore, le
dominicain Campanella, qui attend que sinstaure "sur la terre un Prélude
de Paradis". |
|
|
|
|
|
|
|
sans le secours de la grâce divine
Or, cette idée
dune perfection terrestre, réalisée par lhomme sans le secours de la grâce
divine, est en rupture radicale avec le christianisme traditionnel. Elle implique en effet
un véritable démantèlement doctrinal de ce dernier : la disparition des dogmes de
la chute et de la rédemption (lhumanité nayant plus besoin du sacrifice du
Christ pour sarracher au péché originel), le primat de la raison, du monde et du
bonheur humain, le refus du mystère et la dévalorisation du salut. Cest pourquoi
la plupart des uvres utopiques adoptent des positions critiques à légard du
christianisme, position qui coïncide avec leur volonté de contester globalement un ordre
social et politique dont la religion chrétienne demeure le fondement essentiel. |
|
|
|
|
|
|
|
Liberté
et tolérance obligatoires
À
légard du problème religieux, les utopies se divisent en deux groupes :
celles qui conservent (ou adoptent) le christianisme, dans une version profondément
édulcorée, optimiste et rationalisée ; et celles qui possèdent une autre religion
(Campanella), ou encore qui nen reconnaissent aucune (comme les Ajaoïens de
Fontenelle, "esprits forts, sans autre préjugé que celui de se
soumettre" à la raison). |
|
|
|
Par-delà
la diversité du contenu et lexotisme théologique, on distingue quelques points
communs à la plupart de ces systèmes. Tout dabord, les utopies, si inflexibles à
légard de la moindre transgression de leurs lois, prônent en revanche la plus
grande tolérance dans lordre religieux. Inversion totale de la situation dominante
à lépoque, qui sexplique pour des raisons essentiellement pratiques :
rien ne paraît si menaçant pour lunité de la société que les passions
religieuses. La liberté et la tolérance obligatoires visent ainsi à empêcher toute
dissidence, tout conflit qui pourrait menacer lexistence et la durée du système.
Dautre part, les Utopiens nadmettent dautre Église que celles
quils organisent, et qui se soumettent en tout point à leur volonté. Par suite,
ces Églises sont farouchement hostiles à la papauté comme, plus largement, à
tout ce qui pourrait concurrencer leur autorité sur les âmes des sujets qui, de même
que leurs corps, sont du seul ressort de la cité. |
|
|
|
|