Utopie
et littérature

Le fond plus que la forme
À l’origine, et jusqu’au XIXe siècle, l’utopie est essentiellement un complexe d’idées (la cité parfaite, construite par et pour les hommes) qui prend éventuellement et subsidiairement la forme d’une fiction littéraire (roman, récit de voyage, pièce de théâtre, poésie, etc.). Éventuellement, puisqu’on rencontre de nombreux textes utopiques adoptant d’autres formes : essais, codes ou constitutions, chants ou manifestes. Réciproquement, la forme littéraire s’avère alors assez subsidiaire : elle n’affecte ni n’influe réellement sur le propos, et se limite pour l’essentiel à en accentuer la radicalité, rendue plus tolérable car dissimulée derrière les artifices de l’exotisme ou du fantastique.
Mais ce qui importe d’abord, c’est bien le fond du discours, ce mode d’emploi pour sortir d’un monde jugé injuste, absurde et immoral, et pour accéder enfin, pour toujours, à l’idéal et à la vérité. Or, comme il n’y a qu’une perfection, et qu’un moyen d’y parvenir, chaque auteur n’élabore en général, à cette époque, qu’une seule utopie (éventuellement mise en relief par la description de systèmes intermédiaires, à l’exemple de Platon dont les Lois accompagnent La République).
Dernier signe en ce sens : sur un plan littéraire, les utopies classiques, généralement rédigées par des philosophes, des théologiens ou des juristes, sont rarement d’éclatantes réussites (on mettra à part les œuvres de Swift ou de Restif de la Bretonne). Décidément, c’est bien le message qui compte, plus que la manière dont il est délivré.
      
Un genre à part entière
Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle que l’utopie va devenir un genre littéraire, ou romanesque, à part entière. À ce propos, on peut noter que cette métamorphose coïncide précisément avec le premier déclin de la pensée utopique, qui, rattrapée par les faits ou absorbée par des forces politiques actives (anarchisme, socialisme, etc.), perd peu à peu sa singularité. Parallèlement, on observe aussi que c’est le plus souvent sur le mode de "l’uchronie", description d’un temps qui n’existe plus ou pas encore, que va se manifester ce genre littéraire. Des écrivains "spécialisés", H. G. Wells en Grande-Bretagne, Jules Verne ou J. H. Rosny en France, faisant de l’utopie un thème poétique susceptible d’une infinité de variations, inventent alors le roman d’anticipation et posent les premières pierres de ce qu’on appellera bientôt la science-fiction.
Plus nombreux encore, des écrivains célèbres utilisent ce genre pour exprimer leurs convictions, inaugurant de leur côté la figure de l’intellectuel engagé. Le prototype en est peut-être l’Anglais William Morris (1834-1896), préraphaélite polymorphe qui, après avoir fondé la Socialist League, publie en 1890 ses fameuses Nouvelles de nulle part, vision optimiste d’un monde futur revenu au repos, à la beauté et à la liberté. Émile Zola imagine dans son roman Travail (1901) une petite société heureuse, organisée selon les principes de Fourier, tandis qu’Anatole France (Sur la pierre blanche, 1903) et Jack London (Le Talon de fer, 1908) projettent dans l’avenir l’accomplissement d’un communisme d’inspiration marxiste.
L’engagement de l’artiste peut aussi se manifester en sens inverse, en particulier au XXe siècle, siècle des totalitarismes et des "contre-utopies". C’est ainsi que E. M. Forster publie The Machine Stops (1912) en réaction aux livres de Wells, et c’est encore par ce biais que Zamiatine et Orwell dénoncent le stalinisme, ou qu’Ernst Jünger s’oppose, à travers une fiction transparente, au IIIe Reich (Sur les falaises de marbre, [1939], trad. fr. 1942).
Ainsi, à partir de la fin du XIXe siècle, l’utopie relève moins de l’idéologie que de la littérature, mais d’une littérature engagée qui en fera, sur d’autres modes, un objet, un enjeu et un instrument politiques.