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Un
bonheur éternel
Au premier abord,
lutopie apparaît comme une récusation du temps. Labolition du malheur
quelle promet à lhomme nouveau implique en effet la disparition de
langoisse du déclin, de la peur de la mort, causes premières de ce malheur. Le
bonheur, soutient lutopie, ne se conçoit quéternel, sans quoi il nest
rien. Cette perpétuité, qui conditionne la félicité des hommes, est du reste le
corollaire logique de la perfection : comment lutopie serait-elle parfaite si
elle était promise à la dégradation ? Cest ainsi que la fondation de
lUtopie de More remonte à mille sept cent soixante ans et que la Bensalem de
Bacon a "environ" dix-neuf siècles : durées fabuleuses qui
symbolisent léternité virtuelle de ces systèmes. "Une république
convenablement ordonnée peut, affirme le héros de lOceana (1656) de
Harrington, être aussi immortelle ou vivre aussi longtemps que le monde"
(trad. fr., in uvres politiques, Leclère, an III, p. 131). |
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Réinventer
lhistoire
Contrairement à
lancien, le nouveau paradis naura pas de fin ; cest pour cela
quil entend se couper du passé, mais aussi du dehors, où le temps subsiste et
continue de gâter les uvres humaines. Linsularité utopique se situe à la
fois dans lespace et dans le temps. Lutopie est toujours également une
"uchronie", un lieu où plus rien narrive. Précisons :
plus rien narrive dimprévu, ou, mieux, danormal. Car ce qui a disparu,
ce nest pas lhistoire, cest une certaine histoire, où des
"forces objectives, étrangères" dominaient les hommes. Mais ces
forces, une fois parvenues au terme, passeront sous le contrôle des hommes, qui alors
"feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience"
(Fr. Engels, LAnti-Dühring, [1877-1878], trad. Bracke, A. Cortes,
1933, t. III, p. 52). Lutopie nest donc pas la fin de
lhistoire, cest, pour reprendre un concept popularisé par le discours
marxiste, la fin de la préhistoire et le début de lhistoire véritable dun
homme renouvelé, libéré, enfin rendu à lui-même. Lentrée dans la perfection
résulte dun processus damélioration global, à la fois inéluctable et
perpétuel.
Même décrite comme une rupture absolue, la fondation de la cité parfaite ne se conçoit
pas en dehors de cette dynamique. Réciproquement, cest la nécessité même de ce
progrès et limpossibilité corrélative dune rechute ou dune
régression qui garantissent à lutopie son immortalité et qui lassurent donc
de sa perfection.
Dans "lère nouvelle", affirment les Utopiens imaginés par
Anatole France, le principal changement sera que "les progrès de la
civilisation humaine seront désormais harmonieux et pacifiques", alors
quils étaient jadis douloureux et tragiques. Une fois le temps domestiqué,
réconcilié à jamais avec lhomme nouveau, tout ira de mieux en mieux dans le
meilleur des mondes. |