Anthologie
 

Jean-Jacques Ampère
Louis Bertrand
Buchon
François René de Chateaubriand
Charles Cottu
Maxime Du Camp
Gustave Flaubert
Eugène Fromentin
Comtesse de Gasparin
Théophile Gautier
Alphonse de Lamartine
Pierre Loti
Gérard de Nerval
Marco Polo
Jan Potocki
Alexis de Valon

      Jean-Jacques Ampère
 
 

Mon cher ami,
Après le plaisir de voyager, le plus grand est de raconter ses voyages ; mais le plaisir de celui qui raconte est rarement partagé par celui qui écoute ou qui lit. Aujourd'hui nul pays n'est nouveau, tout le monde a été partout, et il faut avoir autant de confiance que j'en ai dans votre amitié pour oser vous adresser le récit d'une course en Ionie et en Lydie. Je n'ai qu'une excuse : cette course dans un pays un peu moins connu que l'Italie et la Grèce m'a intéressé vivement ; ce n'est pas une raison pour que mon récit intéresse les autres, mais c'en est une pour moi de chercher à communiquer à un ami le plaisir que j'ai éprouvé, et de ne pas lui dérober sa part, comme dirait Montaigne. Ayant ainsi fait la paix avec ma conscience, qui murmurait un peu quand j'ai pris la plume pour écrire des impressions de voyage, je cède à la tentation, aux mauvais exemples, et je commence mon odyssée, qui ne sera pas longue, heureusement.
Ayant une quinzaine de jours devant nous, Mérimée et moi, nous formâmes le projet d'aller de Smyrne à Éphèse, de pousser jusqu'à Magnésie sur le Méandre, où les ruines du temple ionique de Diane offraient une tentation puissante à notre ami, grand amateur et vrai connaisseur en fait d'architecture hellénique, puis de gagner Sardes, où il y avait encore des chapiteaux ioniques à voir, et de revenir de Sardes à Smyrne.
Ce voyage, qui n'est pas considérable, avait bien pour nous ses difficultés ; nous ne trouvions personne à Smyrne qui fût allé directement de Magnésie à Sardes ; les guides qui connaissaient le chemin étaient absents ou malades ; le seul que put nous procurer l'infatigable obligeance de M. le baron de Nerciat n'était jamais allé plus loin qu'Éphèse. Ce guide nous fut recommandé comme Français, mais il n'avait de français que le nom, Marchand, comme le valet de chambre de Napoléon : du reste, une étrange figure qui tenait du juif, du Turc et du nègre ; parlant fort bien le turc et le grec, mais le français très peu. Force nous fut de nous mettre en route avec ce singulier personnage et le postillon turc Ahmet, qui, lui non plus, n'avait jamais entendu parler de Sardes. Nous voilà donc partis à la grâce de Dieu, pour faire une centaine de lieues dans un pays dont nous ne connaissions pas la langue, avec des guides qui ne connaissaient pas le chemin.

Lettre d'Ampère à Sainte-Beuve, "Une course dans l'Asie Mineure", Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1842
 lire la suite sur Gallica

      Louis Bertrand
 

Des sensations de cette espèce vous préparent, du moins, excellemment à savourer tout le "moyen âge" de Stamboul. Cette ville, qui vous apparaît si prestigieuse de la haute mer, n'est (à part ses mosquées monumentales) qu'un ramassis de cambuses croulantes, un dédale de venelles dépavées et coupées de fondrières. Malheur au touriste ignorant qui s'y risque en fiacre ! D'abord, presque régulièrement, le cocher, qu'on a pris à Péra, connaît mal Stamboul et ne tarde pas à vous égarer. Ensuite, le supplice des cahots y dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Je revins à peu près indemne d'une excursion de ce genre, mais la portière de mon véhicule était défoncée, et le marchepied était resté en route.
Passons bien vite ! Jetons un voile sur l'ignominie du Phanar ; traversons, en nous bouchant le nez, les tristes galetas des juifs et les campements des Gitanes ! Toute cette partie de Stamboul jusqu'à Édirné-Kapou est proprement infâme, bien qu'il s'y découvre pourtant de délicieux jardinets, qui sont comme des oasis de fraîcheur et de propreté dans cette pouillerie aride. Franchissons la porte d'Édirné et suivons la route défoncée et poudreuse qui se déroule, pendant des kilomètres, au pied des remparts byzantins, jusqu'à la mer de Marmara. Nous voici maintenant dans le plus pur Moyen Âge ! Et si je ne faisais attention qu'à la beauté du spectacle, j'ajouterais tout de suite que c'est admirable ! Or, cette impression de recul à travers le passé ne tient pas seulement à la silhouette médiévale de l'enceinte, à l'absence presque absolue de toute fausse note moderne dans ce concert de formes et d'images archaïques, elle tient à la sauvagerie barbare du lieu. Comme sur les plans illustrés de nos vieilles villes du XVe siècle, des carcasses à l'abandon gisent autour des murailles. Des vols de corbeaux planent au-dessus du pourrissoir. Ces oiseaux funèbres disputent leur provende aux troupes faméliques des éternels chiens errants. Pour que le tableau soit complet, on souhaite presque de voir surgir, parmi les décombres, un lépreux faisant grincer sa crécelle. Mais ce spectacle n'est que différé. On en jouira bientôt à Scutari, derrière le célèbre cimetière, qui abrite toute une léproserie à l'ombre de ses cyprès.
Stamboul est assez justement louée, pour que l'indication de ses tares donne plus de prix à l'éloge. En vérité, un certain courage est nécessaire à quiconque la veut contempler sous tous ses aspects. Autant que personne, je me suis émerveillé de sa Corne d'Or. Le soir en caïque, au coucher du soleil, j'y ai goûté des minutes de ravissement peut-être uniques. Il faut que ce paysage soit bien extraordinaire, pour vous faire oublier ainsi les haut-le-cœur de l'embarquement. Près des pontons, et pendant un trajet de deux cents mètres au moins, on vogue sur les flots d'une sentine. Les canaletti les plus infects de Venise ne sont rien en comparaison. C'est seulement au large qu'on ose ouvrir ses poumons et qu'on respire un air à peu près pur. D'ailleurs, toute la péninsule constantinienne nage dans l'ordure, elle est ceinte d'une zone houleuse de détritus et d'épaves. À la pointe du Vieux-Sérail, un matin que la mer était grosse, nous faillîmes nous briser contre la coque d'un bateau marchand échoué là depuis des années : elle doit y être encore, et il est permis de conjecturer que l'imperturbable indolence des Turcs l'y laissera reposer longtemps, s'il plaît à Dieu !

Le Mirage oriental, 1910


Mais voici le revers de la médaille : tout le temps que dure le voyage, grâce aux chemins de fer et aux paquebots, on sort à peine de l'atmosphère européenne et "civilisée". Les hôtels et les agences qui s'emparent de vous au débarquer achèvent de vous séquestrer dans vos mœurs à vous, de vous isoler en quelque sorte du milieu ambiant. On n'a point à y changer ses habitudes, sa nourriture, son hygiène. On y coudoie les mêmes gens qu'à Nice ou à Aix-les-Bains. Les types sont prévus, les conversations aussi. Le mobilier, comme les menus des repas, est désespérément pareil dans tous ces modernes caravansérails. Leurs interprètes vous évitent la peine d'entrer en contact avec les gens du pays. Il n'est pas jusqu'à vos sorties, jusqu'à vos divertissements qui ne soient réglés d'avance, – et cela sans le moindre souci de vos préférences personnelles. Les agences auxquelles vous vous confiez y ont mis bon ordre. Quand vous arrivez dans quelque localité de la Haute-Égypte, le manager de votre hôtel sait à quelle heure vous visiterez les ruines, à quelle heure, les bazars indigènes ou les dames galantes. On ne vous consulte pas : les provisions sont prêtes pour l'excursion, emballées dans des couffins – et l'on y retrouve invariablement les mêmes victuailles, – d'Alexandrie à Kartoum, – d'Athènes à Patras, – de Jérusalem à Balbek, – à savoir : deux œufs durs, une cuisse de poulet desséchée, une tranche de rosbif coriace, une croûte de fromage et deux oranges, – sans oublier le poivre et le sel roulés dans de petits cornets de papier. C'est immuable comme une institution.
Des ânes fringants piaffent à la porte de l'établissement. Quelles que soient vos répugnances, il les faut enfourcher. Vous voilà parti pour les nécropoles et les sanctuaires ! Vous vous imaginez peut-être que vous serez libre de choisir votre itinéraire, de vous arrêter ici ou là ? Point ! Les guides ont leurs programmes et leurs habitudes, qu'il est imprudent de déranger, sous peine de fâcheuses complications. Bien plus, cette collation que vous avez payée au poids de l'or et qu'un de vos âniers trimballe pompeusement, à votre suite, dans un couffin – vous n'avez même pas le droit de la manger où vous voulez. Ainsi, à Philae – Bredeker vous le signifie formellement, – "le déjeuner qu'on a emporté avec soi se mange près du kiosque". Vous entendez ? Ce n'est point dans le temple d'Isis, ou dans le temple d'Hathor, ou sous le portique de Nektanébo – mais près du kiosque de Trajan que vous grignoterez votre cuisse de poulet. Agir autrement serait contrevenir à tous les usages et à toutes les traditions.
Êtes-vous sur le Nil, le bateau fait escale en face d'un village, des enfants à demi nus accourent, avec des cris et des gambades. Vous ébauchez le geste de leur lancer une poignée de piastres. On vous en empêche. Un règlement l'interdit. Lisez plutôt la pancarte qui est affichée sur le pont : "Défense de jeter de la monnaie aux enfants – par respect pour la dignité humaine !" Pas n'est besoin d'ajouter que ce règlement est anglais et protestant.
D'un bout à l'autre, vous êtes, pour ainsi dire, tenu en lisière. Quand ce ne sont pas les conducteurs des agences, ce sont vos guides et vos drogmans qui dirigent vos démarches et vos actions, qui vous étourdissent de leurs bavardages et de leurs boniments, qui jugent en dernier ressort de ce que vous devez voir ou ne pas voir, qui enfin s'interposent perpétuellement entre vous et la réalité. Et ainsi cette réalité vous arrive déformée comme un texte qu'on lit dans une traduction. Les amis, les connaissances, les gens "bien informés" qu'on rencontre là-bas ajoutent leurs gloses aux commentaires des âniers : c'est encore pis. Le texte original s'oblitère davantage. On risque fort de n'y plus rien comprendre. Et, comme après ces excursions toujours trop brèves, on se replonge immédiatement dans l'ambiance cosmopolite des hôtels, le dépaysement devient à peu près impossible. Il faut bien se contenter avec la couleur locale de pacotille qu'on a pu grappiller au passage et qui ne vous apprend pas beaucoup plus que les photographies ou les cartes postales achetées en cours de route. Concluons que les "commodités" des voyages modernes sont très surfaites. Leur but inavoué, c'est d'empêcher de voir les pays qu'on traverse.

Le Mirage oriental, 1910


La chevauchée fait halte devant Khéops. Aussitôt, dix photographes s'élancent d'une baraque, vous assiègent, vous remplissent les mains de leurs clichés les plus flatteurs : "Comment Monsieur désire-t-il son portrait ? À pied ou à cheval ? À dos d'âne ou à dos de chameau ?" Et l'on vous fait admirer l'image d'un touriste berlinois casqué de liège, cuirassé de kaki, bardé de ceintures de cuir et botté de molletières, qui surgit immense à côté d'une pyramide toute petite... Des gens, raidis dans des attitudes solennelles, sont en train de poser. Le photographe, la poire de caoutchouc à la main, rectifie la pose : "Ne bougeons plus !" Du haut de leurs quarante siècles, les Pyramides vous contemplent !... Horreur ! Vous vous échappez, vous fuyez vers le Sphinx, poursuivi par les âniers qui tapent à grands coups de matraque sur le derrière de votre monture... Autre supplice ! Voici maintenant les camelots qui se précipitent, les brocanteurs de fausses antiquités ! Et il faut négliger le splendide paysage désertique, pour s'occuper de scarabées et d'osiris en toc, fabriqués à la douzaine par des mouleurs italiens. Pendant ce temps-Ià, les guides vous cornent aux oreilles leurs boniments. Celui-ci veut vous faire grimper au sommet de la pyramide, celui-là veut vous entraîner dans les souterrains. On est ahuri, assourdi, pris d'assaut. Impossible de joindre deux idées, d'arrêter ses yeux une minute sur tel détail singulier d'architecture, ou cette coloration délicieuse qui pâlit là-bas vers la chaîne libyque et qui va s'évanouir. Une colère vous saisit, on renonce brusquement, on abdique toute volonté devant tant d'ennemis conjurés – et l'on s'en revient mélancoliquement sur son bourricot, avec la rage impuissante de n'avoir rien vu.

Le Mirage oriental, 1910

      Buchon

 


 

Les hommes seuls semblent s'être réservé les plaisirs de la fête. Groupés çà et là, on les voit danser entre eux sans qu'une seule femme se mêle à leurs jeux. J'y remarquai surtout des bergers albanais. D'un côté douze ou quinze d'entre eux, vêtus d'une fustanelle et d'une veste blanche sur laquelle flotte une longue peau de mouton à brillantes soies blanches, la tête couverte du fezy retenu par un mouchoir en forme assez peu gracieuse de turban, se tenaient par la main et se dandinaient en chantant. Le chef de la bande seul, qui conduit cette chaîne avec toute l'autorité d'un de nos beaux conduisant un cotillon dans un de nos élégants salons de Paris, conserve le privilège de se livrer à la liberté de ses mouvements et de ses allures ; il exécute, à la grande admiration des spectateurs, les mouvements les plus difficiles en se lançant de côté et d'autre, et se laissant retomber, tantôt avec les jambes entrelacées d'une manière bizarre, tantôt comme plié sur lui-même, puis se relevant d'un bond pour recommencer encore. Les autres le suivent en se dandinant aussi à la façon grecque, mais sans imiter ses bonds, ses chutes et rebonds, qui sont comme les points d'orgue d'un chanteur émérite. Plus loin une autre bande de danseurs, car ce ne sont que des hommes qui se livrent à cet exercice, s'agite au son du tambourin et d'une sorte de hautbois à trois trous. Sur une autre partie de l'esplanade, c'est un joueur de guitare qui règle les mouvements en frappant sur des cordes ordinaires ou sur des fils d'archal, assis sur une chaise curule antique, ou debout sur un tombeau de marbre sculpté qui va sous peu de jours prendre sa place parmi les monuments du musée.
M. Pittakis assure que ces danses autour du temple de Thésée remontent à la plus haute antiquité, à Thésée lui-même, dit-il gravement, qui, à son retour du labyrinthe de Crète, interrogé par ses jeunes concitoyens, avides de connaître la difficulté des tours et détours de ce labyrinthe, les fit ranger ainsi par cercles qui se repliaient l'un sur l'autre et s'entremêlaient pour se dégager ensuite ; et, pour appuyer sa démonstration, le grave archéologue Pittakis se met à exécuter ces évolutions. Cette danse, au reste, ressemble beaucoup à celle de nos paysans des montagnes du Béarn. Seulement, dans nos belles vallées des Pyrénées, les jeunes Béarnaises, avec leur capulet rouge, viennent s'entremêler aux lestes Béarnais : et bien que le chef de la danse soit chargé de l'exécution des sauts les plus merveilleux, tous cependant chantent ensemble des chansons gaies qui les animent ; et les sauts des hommes, et les pas gracieux des femmes, témoignent de la vivacité de leur plaisir. En Grèce le plaisir ne se manifeste sur la figure que d'un bien petit nombre des acteurs et des spectateurs : les physionomies sont généralement intelligentes, les traits réguliers, le front est gracieux ; mais on attend vainement dans chacun et dans tous la manifestation de cette étincelle électrique qui, chez nous, fait mouvoir instinctivement une masse d'hommes comme un seul homme, et par une seule idée. Les diverses parties qui composent la société grecque ont l'air d'être encore étrangères l'une à l'autre, et sans langue sociale commune. Il faudra de longues années encore avant que cette cohésion soit cimentée, et que l'invasion des habitudes occidentales, pénétrant cette société, la perfectionne au lieu de la disjoindre ou de l'affaiblir.

La Grèce continentale et la Morée, 1843
 lire la suite sur Gallica

      François René de Chateaubriand
 
 

Nous abordâmes à Galata : je remarquai sur-le-champ le mouvement des quais, et la foule des porteurs, des marchands et des mariniers : ceux-ci annonçaient par la couleur diverse de leurs visages, par la différence de leurs langages, de leurs habits, de leurs robes, de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs turbans, qu'ils étaient venus de toutes les parties de l'Europe et de l'Asie habiter cette frontière de deux mondes. L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues, et les meutes de chiens sans maîtres, furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières sans murs, et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport, ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés : on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux : ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un imam conduit et qu'un janissaire égorge. Il n'y a d'autre plaisir que la débauche, d'autre peine que la mort. Les tristes sons d'une mandoline sortent quelquefois du fond d'un café, et vous apercevez d'infâmes enfants qui exécutent des danses honteuses devant des espèces de singes assis en rond sur de petites tables. Au milieu des prisons et des bagnes s'élève un sérail, Capitole de la servitude : c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. De pâles adorateurs rôdent sans cesse autour du temple, et viennent apporter leurs têtes à l'idole. Rien ne peut les soustraire au sacrifice ; ils sont entraînés par un pouvoir fatal : les yeux du despote attirent les esclaves, comme les regards du serpent fascinent les oiseaux dont il fait sa proie.

Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811
 lire la suite sur Gallica

      Charles Cottu
 
 

On ne peut alors s'empêcher de douter que la civilisation moderne dissipe jamais cette torpeur funeste que la terre en fleurs et le ciel le plus doux ont toujours fait peser sur la Turquie. Si l'on en excepte les hautes classes, l'Osmanli vit de rien ; énervé par la chaleur, il mange peu : de l'eau pure, quelques légumes frais, des fruits, des pâtisseries, un mouton cuit entre des pieux les jours de fête, suffisent à ses besoins ; un tapis étendu à terre, sous un arbre près d'une source, sa pipe qu'il fume avec lenteur, du café préparé sur une pierre, le ciel qu'il regarde et où son âme se perd ; à ses pieds la mer magnifique qu'il croit être la barrière placée par Dieu pour séparer les croyants des infidèles, la prière trois fois le jour, la volonté bien arrêtée d'aller à La Mecque avant de mourir ; le sommeil, ou bien ces causeries d'Orient qui plongent l'esprit dans le monde des plaisirs et des houris : voilà encore aujourd'hui la vie du Turc, et cette vie changera-t-elle jamais ? Il voit l'empire qui s'écroule et il courbe la tête : peut-être à l'heure suprême aura-t-il un de ces réveils terribles qui font que tout un peuple se sacrifie dans une dernière bataille ; ou bien, vaincu à l'avance, n'ignorant même pas son avenir, il se soumettra sans murmure à l'ordre d'Allah ; le père de famille sellera ses ânes et ses chameaux, les petits enfants dans les bras des femmes voilées se placeront sur les bâts de voyage, et la grande caravane, reprenant le chemin du désert, se perdra bientôt dans ces solitudes inconnues d'où sont venues les nations arabes, et où elles rentrent comme pour se raviver quand elles sont épuisées.

Charles Cottu, Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1844
 lire la suite sur Gallica

      Maxime Du Camp
 
 

Je repars, le paysage change d'aspect ; ce ne sont que des prairies parsemées d'arbres de toute nature. Le cyprès y domine : des buissons de myrtes, de jasmins, de chèvrefeuilles courent parmi les herbes, et secouent au vent leurs panaches embaumés.
La route disparaît : nous marchons à travers champs, nous franchissons à gué une verte rivière, et, d'une cabane construite sur les bords, sortent deux hommes armés qui saisissent la bride de mon cheval, me tiennent l'étrier, et me prient d'entrer chez eux. Après avoir regardé mon teskerey, ils m'offrirent le chibouck et le café ; je restai pendant un instant accroupi sous leur toit de feuillage, et en partant je leur laissai un batchis de quelques piastres. Ce sont des espèces de soldats libres nommés zéibeks, ils sont chargés de vérifier les passeports, et ne savent pas lire ; ils doivent protéger les voyageurs, et souvent ils les dépouillent. Ce sont au reste des voleurs fort accommodants. Celui qui le premier arrêta mon cheval, me dit : "Descends dans notre maison, prends le café avec nous, fume dans notre pipe, et sois le bienvenu. En t'éloignant, tu nous donneras un batchis, sinon, ce soir, nous te dévaliserons." Ils tiennent à peu près le même langage à tous ceux qui passent. Mais en leur laissant une aumône, si faible qu'elle soit, on est sous leur haute protection, et au besoin même elle ne vous manquerait pas.
Leur costume offre une particularité singulière qui les fait reconnaître au premier abord ; leur caleçon fort étroit et collant sur la cuisse se renfle d'une prodigieuse façon à la partie postérieure, et forme une manière de poche dans laquelle ils mettent leur tabac, leur briquet, les fruits qu'ils mangent, leurs cartouches ; ce qui leur donne, quand ils marchent, un faux air de la fameuse Vénus hottentote. Outre le yatagan et les pistolets, ils portent encore le kandjiar, le fusil, la lance et toutes les armes qu'ils réussissent à attacher sur eux ; leurs bras nerveux, toujours nus, sont chargés jusqu'aux épaules de versets du Coran tatoués en bleu.

Souvenirs et paysages d'Orient, 1848



Qui que tu sois, lecteur, qui vas ouvrir ce livre, sois le bienvenu !
Ta belle action me touche ; et je suis fort tenté de te dire, comme Pallæstra à Dæmones, dans maître M. Accius Plautus : Salve. insperate ! salut, toi que je n'espérais pas !
Cependant je veux être franc avec toi, et t'éviter le péril où tu cours ; écoute donc ceci :
Si tu recherches des vues politiques ou commerciales, si tu espères trouver le récit d'attaques de brigands ou d'aventures amoureuses, le soir, au clair de lune, laisse ce livre de côté et retourne à tes affaires.
Je ne me suis point occupé de politique, par la bonne raison que je n'y comprends rien. J'ai bien entendu conter par-ci, par-là, qu'il y avait une question d'Orient, mais je ne saurais dire au juste si ce sont les Russes qui doivent prendre Constantinople, ou si ce sont les Turcs qui doivent prendre Saint-Pétersbourg.
Je n'ai rien dit du commerce : cependant je l'estime, parce qu'il nous apporte les porcelaines de la Chine et les tabacs de la Havane, mais j'ai peine à me mettre dans la tête qu'il puisse servir à autre chose.
Quant aux brigands, ils ne m'ont point fait l'honneur de me dévaliser, et je le regrette, car j'aurais aimé à te raconter quelque sombre histoire, dont je serais sorti triomphant ; cela est de belle tournure et fait plaisir aux dames.
Contrairement à la plupart des voyageurs, mes illustres devanciers, je n'ai point eu, hélas ! de galantes aventures : ne t'en étonne pas, candide lecteur, je suis si maigre !
– Pourquoi donc alors, me diras-tu, avoir fait un livre ?
– D'abord pour le faire, et puis aussi pour te parler des paysages que j'ai vus là-bas, pour te promener dans Constantinople, pour te donner envie d'aller dans le pays du Soleil.
Si le livre est mauvais, excuse-le en faveur de l'intention, et surtout considère :
Comme l'auteur est jeune, et c'est son premier pas !

Souvenirs et paysages d'Orient, 1848

      Gustave Flaubert
 
 

La route tourne à gauche, nous descendons ; les montagnes calcaires entourant cette plaine rappellent le Mokattam. Le ciel est tout chargé de nuages, l'air humide, on sent la mer, nos vêtements sont pénétrés de moiteur. Je désire ardemment être arrivé, comme toutes les fois que je touche à un but quelconque : en toute chose j'ai de la patience jusqu'à l'antichambre. Quelques gouttes de pluie. Une heure après avoir quitté le puits, nous arrivons dans un endroit plein de roseaux et de hautes herbes marécageuses ; des dromadaires et des ânes sont au milieu, mangeant et se gaudissant ; de nombreux petits cours d'eau épandus coulent à terre sous les herbes, et déposent sur la terre beaucoup de sel ; c'est EI-Ambedja (endroit où il y a de l'eau). Les montagnes s'abaissent, on tourne à droite. Pan de rocher rougeâtre, à gauche, à l'entrée du val élargi qui vous conduit, d'abord sur des cailloux, ensuite sur du sable, jusqu'à Kosséir. Dans mon impatience je vais à pied, courant sur les cailloux et gravissant les monticules pour découvrir plus vite la mer. Dans combien d'autres impatiences aussi inutiles n'ai-je pas tant de fois déjà rongé mon cœur ! Enfin j'aperçois la ligne brune de la mer Rouge, sur la ligne grise du ciel. C'est la mer Rouge !
Je remonte à chameau, le sable nous conduit jusqu'à Kosséir. On dirait que le sable de la mer a été poussé là par le vent, dans ce large val ; c'est comme le lit abandonné d'un golfe. De loin on voit les mâts de l'avant des vaisseaux, qui sont désarmés, comme ceux du Nil. On tourne à gauche. Sur de petites dunes de sable voltigent et sont posés des oiseaux de proie. La mer et les bâtiments à droite ; Kosséir en face, avec ses maisons blanches. À droite, avant de tourner, quelques palmiers entourés de murs blancs : c'est un jardin. Comme cela fait du bien aux yeux !

Voyage en Orient, publié en 1948
 lire la suite sur Gallica

      Eugène Fromentin
 
 

Ce peuple est doux, soumis, d'humeur facile, aisé à conduire, incroyablement gai dans sa misère et son asservissement. Il rit de tout. Jamais en colère. Il élève la voix, ou crie, ou gesticule, on les croit furieux, ils rient. Leurs masques mobiles, leurs yeux bridés, leurs narines émues, leur bouche toujours entrouverte, large, fendue, leurs dents magnifiques, sont faits, on dirait, pour exprimer tous les mouvements de la gaieté, de l'insouciance, de la joie tranquille. Forcément et naturellement mendiants, le mot de bakchich résume tout leur vocabulaire usuel, et le geste de tendre la main presque toute leur pantomime. Demander, insister, vous poursuivre en répétant bakchich, bakchich, kéfir, attendre qu'on leur donne, demander de nouveau quand on a donné, rien ne leur coûte. Leur patience est extraordinaire, leur indiscrétion n'a pas de bornes, aucun scrupule, nul respect humain. Passe encore pour les enfants, mais de grands garçons, des désœuvrés, un flâneur passe : bakchich. Les vieillards jamais, à moins que ce ne soient visiblement des infirmes, des aveugles, des mendiants. Les filles ont au suprême degré l'instinct de la mendicité. On refuse, on les chasse. Survient un cawas qui les bâtonne, elles se sauvent à toutes jambes et se mettent à rire. À propos de rien, un cawas bouscule un nègre, grand garçon de vingt ans passés, celui-ci regimbe. Une claque, le nègre reste coi ; deux gifles terribles, il tourne sur lui-même, ne sachant s'il doit rire ou se révolter. Il prend le parti de rire ; on lui jette un fardeau sur le dos, il l'empoigne, fait sa corvée ; le cawas n'y pense plus, le nègre non plus. Son noir visage n'a pas gardé trace du soufflet, et tout est dit. Ces cawas sont d'ignobles drôles.

Voyage en Égypte, 1935

      Comtesse de Gasparin
 
 

L'auteur, en écrivant ces trois gros volumes, avait un but... il en avait même deux : faire partager à ses amis les vives jouissances qu'il éprouvait lui-même ; désennuyer honnêtement son prochain.
Ce dernier but est plus sérieux qu'il ne semble : l'ennui est profondément immoral ; il est le père de beaucoup de vices ; qui sait si nous ne lui devons pas les commotions qui bouleversent l'Europe.
Grande ambition, que celle de désennuyer ! aussi, l'auteur ne s'adresse pas aux esprits difficiles ; ceux-là s'ennuient souvent il est vrai, mais sont-ils amusables ? – L'auteur s'adresse aux esprits simples ; par malheur, ceux-là ne s'ennuient presque jamais. De sorte que les trois gros volumes en question courent grand risque de faire leur chemin dans le monde, sous les auspices de l'épicier du coin.
Autre chance ! – Il s'agit bien d'ennui, maintenant ! Les secousses politiques, les révolutions sociales nous laissent-elles le temps de respirer ! Notre âme travaillée, a-t-elle une pensée pour ce qui n'est pas événement ? Est-ce quand des questions de vie et de mort s'agitent tous les jours dans nos rues ; est-ce quand le présent nous attriste, quand l'avenir nous épouvante, qu'il faut venir nous parler de pyramides, et de chameaux, et de Bédouins, et d'indépendante existence dans le désert ?
– Peut-être. – Ce qui fait le charme de la pâle primevère de mars, n'est-ce pas la neige de février ? – Qui sait si l'espoir de rencontrer quelques scènes paisibles, quelque reflet de la sérénité des lieux où se lève le soleil ; un monde, des hommes, des mœurs, des impressions très différentes de notre vieux monde et de nos vieilles impressions n'attirera pas un.. deux... trois lecteurs, vers ces pages qui osent s'épanouir presqu'au milieu de l'émeute !
Ce journal... est un journal. C'est-à-dire qu'il a tous les inconvénients du genre. Il manque de vues d'ensemble, souvent de perspective ; il ressemble un peu à un tableau qui n'aurait que le premier plan ; encore plus peut-être à un paravent chinois. Il est subjectif. L'auteur y succombe, sans le vouloir, à la tentation de parler de lui ; et, sans le vouloir encore, à celle de se peindre en beau. Malgré ses bonnes intentions, et il en avait beaucoup, l'auteur sent bien qu'il s'est cogné contre tous les écueils.
Pourquoi publier, alors ? Hélas, parce que ce journal est un projet chéri, qui a coûté quelques peines, quelques fatigues. II fallait du courage, pour s'armer d'une écritoire après dix heures de chameau, pour écrire au vent, au soleil, au sable ! Et puis, faut-il le dire ? lorsqu'on pense beaucoup de mal de soi, ou de ses œuvres... on espère toujours se tromper un peu.
– Mais trois volumes ! TROIS VOLUMES !
Eh bien oui ! trois volumes ! – Voici la raison de l'auteur. II aurait bien voulu ne donner à ses amis que des fragments choisis, empreints d'un cachet d'originalité, que des pages coulées en bronze !... malheureusement, ne coule pas en bronze qui veut ; et, en relisant son journal, le pauvre auteur n'a pas trouvé un seul de ces morceaux-là. Ne pouvant choisir... il donne tout. – D'ailleurs, choses et gens gagnent plus qu'on ne pense à rester dans leur caractère ; ils ne valent même qu'autant qu'ils y restent. Un journal, il est vrai, n'est pas dramatique, n'est pas lyrique, n'est pas politique... ou rarement, n'est pas philosophique... et c'est grand dommage ; mais c'est un journal, il faut en revenir là. C'est une page de la vie ; c'est vous, c'est moi, et d'autres encore ; c'est cet horizon lointain, et c'est ce détail ici tout près ; ... et si ce n'est pas cela, cela ne vaut rien. – Cet endroit vous ennuie, vous le trouvez languissant, il vous fait bâiller... eh ! c'est justement cet endroit-là qui est le plus vrai ; c'est celui-là peut-être, qui vous fait le mieux comprendre ce que vous éprouveriez en face de ces aspects désolés, au milieu de cette pente rocailleuse, dans ce méchant taudis ; ... de façon que, le genre admis, vous devez une égale reconnaissance à l'auteur, quand il vous assomme et quand il vous amuse. Voilà pourquoi l'auteur s'est arrêté au mode journal. – II avait bien encore un motif : sa parfaite incapacité à en prendre un autre.

Journal d'un voyage au Levant,
préface de la première édition, 1850

 lire la suite sur Gallica

Les femmes ne lavent guère leurs hardes, elles mériteraient encore aujourd'hui l'allocution de Minerve à la belle Nausicaa.
– "Nausicaa, pourquoi êtes-vous si paresseuse et si négligente ? Vous laissez là vos splendides habits sans en prendre aucun soin... Allons donc laver ces belles robes dès que l'aurore aura amené le jour." Parfois je rencontre un groupe de jeunes Grecques, agitant et battant le linge dans le ruisseau qui coule au fond du ravin, sous les grands platanes ; mais c'est rare. Elles portent leurs blanches tuniques jusqu'au bistre foncé, et leurs robes de laine jusqu'à ce qu'elles pendent en haillons. Leurs cheveux restent presque incultes. À Mavromati, à Dragogé, ils tombent de chaque côté des joues en une longue boucle, le reste se cache sous l'écharpe. Ailleurs, les tresses s'entremêlent aux plis du turban ou s'arrondissent à la base du bonnet rouge, mais tresses ou boucles, ils sont hérissés, ternis, passés à l'état de feutre.

Journal d'un voyage au Levant,
I. La Grèce, 1850

 lire la suite sur Gallica

Comme on voyage en fait, et non en peinture, on ne saurait trop s'aider en Grèce des secours de la civilisation.
Je ne comprends pas une expédition du genre de la nôtre, sans le personnel et les ressources que nous avons avec nous.
Il faut voir les habitations grecques ; il faut manger ce pain lourd, boire ce vin résineux, suivre les opérations passablement dégoûtantes au moyen desquelles on obtient ces résultats, pour se bien figurer quelles seraient les souffrances d'un touriste réduit à ce logement et à cette pitance.
Quand il ne s'agit que de quelques nuits, on s'accommode d'un coin de foyer, près d'une famille plus ou moins habitée. On se roule dans son talagani on supporte les assauts des kangurous, et si l'on ne dort guère, on se dédommage en songeant aux récits du retour. Trois ou quatre soupers de pain terreux, de fromage rance, de queues de poireaux accompagnés d'un peu de thé qu'on porte avec soi, s'ils laissent l'estomac vide, laissent l'esprit libre aussi. – Mais quand une semaine, quinze jours, un mois passent de la sorte ; quand on fait des journées de huit à dix heures ; quand on reçoit averses sur averses, quand les forces s'usent, et que pour se restaurer, on ne trouve d'autre lit que la terre, d'autres couvertures qu'un manteau mouillé, ou que le tapis des hôtes... qui marche tout seul ; quand, pour aliment, on ne rencontre que les mets du pays : les susdits oignons crus, queues de poireaux, pain terreux et vieux fromage ; on en vient vite à maudire la couleur locale, si tant est que la fièvre en laisse la force. [...]
Les ressources du pays sont nulles, dans cette saison surtout, où, avec des montagnes couvertes de troupeaux, les villageois ne savent pas se procurer quelques chèvres ou quelques brebis laitières. Nous suppléons au lait par du sirop d'orgeat, triste régal ! Tel quel, il vaut mieux que les œufs battus dont François nous régalait. Œufs en omelette, œufs en sauce, œufs en gâteau, œufs frits, œufs rôtis, c'est assez. Œuf en neige, autrement dit lait de poule, le plus dérisoire de tous les laits, c'est trop.

Journal d'un voyage au Levant,
I. La Grèce, 1850

 lire la suite sur Gallica

Je n'ai pas de mots, non je n'en ai pas pour rendre ce que j'ai vu : c'est la Cour des Miracles, et ce sont les truands ; – dans l'église du Saint-Sépulcre, avec le tombeau du Christ au milieu !
J'aimais les bêtes, à présent je les respecte. On ne trouverait pas cinq chats dans la création, capables de s'avilir comme s'avilissent les hommes.
Les hommes !... ah ! qu'ils sont effrayants, qu'ils sont dignes de pitié, quelles machines détraquées, et une fois détraquées, que ne broient-elles pas ? – On dirait les craquements, les sifflements d'un incendie. – Il n'y a plus d'âme, il n'y a plus de cœur, il n'y a plus d'intelligence ; il n'y a pas même les cinq sens de nature, comme dit Sancho : il n 'y a que des espèces de brutes furieuses, poussées çà et là par l'aveugle force des choses.
Je croyais voir Satan se frotter les mains derrière quelqu'une de ces colonnes, pendant que les hommes, objets de son éternelle haine, s'enivraient à la coupe de ses impuretés, au nom du Christ, dans l'église du Christ, à l'heure où le Christ était couché au tombeau.
Les derviches hurleurs comparés aux chrétiens d'aujourd'hui sont des gens sensés : un chef les dirige ; leur exaltation, toute frénétique qu'elle est, suit à son insu des règles harmonieuses. Les folies du carnaval italien sont les folies de gens qui peuvent reprendre les rênes. Ici, on ne trouve plus que de la bestialité féroce. Ce sont les saturnales antiques.
Les cris se renforcent, les femmes agitent leurs voiles. Le pacha fend deux ou trois fois ce bloc vivant. Il y a des ondulations puissantes, insurmontables, qui froissent des milliers d'êtres humains, qui les emportent, qui les rapportent ; et toujours, renversée, redressée, engloutie, quelque sauvage figure au dernier degré de l'égarement. Parfois trois ou quatre de ces figures apparaissent, entrelacées ; elles bondissent sur les têtes, s'engouffrent, et la clameur grandit d'autant, comme rejaillissent les fusées d'écume autour du rocher qui tombe dans la mer. – Il y a des assauts prodigieux vers le trou noir par où sortira la flamme. Deux pèlerins, tête nue, chevelure éparse, y cramponnent leurs bras dont tous les muscles se gonflent ; la tempête fond sur eux ; ils tournent vers elle leur visage terrible, ils se raidissent, ils se laissent déchirer plutôt que de lâcher prise, et puis le flot capricieux qui se brise en poussière au moindre obstacle, s'évanouit ou se tourne ailleurs.
L'effet est merveilleux : têtes nues, têtes entourées de turbans ou couvertes de l'éclatant mouchoir de Damas, robes pourpres, jaune d'or, pauvres haillons toujours splendides de couleurs, attitudes magnifiques : c'est beau, de la beauté d'un enfer peint par Michel-Ange.

Journal d'un voyage au Levant
III. Le désert et la Syrie, 1850

 lire la suite sur Gallica

Ah ! qu'ils ne viennent point ici, les gens au regard court, dont l'œil incessamment ouvert sur les proses de l'aspect se fait aveugle pour l'idéal. Ceux-là, pas une tache de boue ne leur échappe ; ils comptent les fêlures de la vitre ; la moisissure sort pour eux des murailles ; mille objets repoussants s'échelonnent sur leur chemin ; les chiens leur aboient aux jambes, des loques sordides se frottent à leurs habits, les vers ont rongé la pelisse de ce Tartare, le caftan de ce Turc est usé jusqu'à la corde, des fardeaux incommodes bousculent les passants, l'odorat souffre, la vue pâtit ; qui niera la réalité de ces faits enregistrés avec un grognement de plaisir ? Pas moi. Seulement, tandis qu'ils vont ainsi le nez dans toutes les fanges, nous marchons la tête mieux levée ; ce qui nous apparaît, c'est la poésie et c'est l'idéal. Non, l'idéal ne ment pas ; non, la poésie n'est point une aventurière aux parures de clinquant ; ses bijoux sont de fin or, et les beautés que l'idéal nous révèle existent bien positivement.
Voulez-vous de la prose ? les rues sont sales, il y a des tas de chiens partout, on se tord le pied dans les pavés mal joints, on respire une poussière qui ne sent pas bon : les vieux Turcs, et même les jeunes, ne se lavent pas plus qu'il ne faut ; il fait une chaleur atroce ; des rencontres hideuses, animaux morts, pourritures de toute espèce offensent le regard ; êtes-vous content ? Moi, le ravissement me fait battre le cœur, car j'ai reconnu les Scheiks de l'Orient : ce pauvre savetier, dans sa gravité solennelle, semble dire comme Abraham : "Je suis prince parmi mon peuple ! ", ces Tartares m'apportent le souffle de la vie indépendante, ces Tcherkesses me parlent de résistance héroïque au pied du Caucase ; lorsqu'une femme la tête enveloppée du yachmak arrête sur moi ses yeux si profonds et si doux, la porte du harem s'est entrebâillée, j'y pénètre sur ses pas ; le saïs qui flatte la croupe reluisante de son cheval ; le capitan qui passe, un arsenal dans la ceinture ; cette fontaine au grillage dentelé, avec son toit de pagode tout constellé d'étoiles, et la coupe de bronze où le mendiant vient tremper ses lèvres ; le derviche en robe blanche, au bonnet pointu, qui me frôle et me jette un coup d'œil oblique ; le convoi funèbre que précède le prêtre arménien au front voilé de crêpe noir, les torches que tiennent les acolytes, le cercueil où l'on porte à visage découvert la jeune morte ; ces races diverses, ces idiomes étrangers des pays où se lève le soleil, tout resplendit, tout est vrai, rien ne m'arrachera ma belle vision.

À Constantinople, 1867

Tandis qu'on enregistre les bagages, tout s'entasse dans le caravansérail. Nous avons près de nous une Arménienne, pâle, un peu grasse, figure à la Paul Véronèse, qui tient un petit enfant dans ses bras. L'expression est modeste, les longues paupières restent abattues, une dignité tempérée de langueur règne dans l'attitude, les sourcils abondants et peints se séparent en deux arcs épais, le menton garde quelque mollesse, le visage a trop de rondeur, cette carnation est trop flasque, on se sent en présence d'un ordre de beauté très différent de nos idées, pourtant il faut l'admirer ; et pendant que la jeune mère allaite son enfant comme ferait une madone, on contemple ce cou blanc et plein qui s'épanouit sans voile ; huit rangs de perles s'enroulent sur la poitrine ; les bras ronds portent de larges bracelets ; des anneaux constellés de turquoises, de rubis et de diamants ornent les doigts effilés ; une veste de soie rose laisse flotter des manches de gaze, les cheveux ondulés se tordent sous le mouchoir de soie à fanfreluches. L'Arménienne reste immobile ; son petit garçon, les joues rebondies, la chevelure ébouriffée, pris tout d'une pièce dans son vêtement brodé d'or et d'argent, s'accoude aux genoux de la mère ; de l'autre côté, la sœur appuie un visage blême où brillent de grands yeux noirs sur sa main fluette ; et le mari, un homme jeune, mince, au nez droit, au long profil, erre autour des siens, enveloppé d'un caftan amarante que double une épaisse fourrure d'astrakan, par quarante degrés de chaleur...

À Constantinople, 1867

Foules de Stamboul.
À cette heure la nuit s'avoisine ; vous laisser seul au beau milieu de Stamboul, ce serait un procédé que l'islam désavoue ; je vous ramène donc par le dédale des rues.
Le turbé d'Achmet, aïeul de Mahmoud, vous présente ses gigantesques cercueils coiffés de turbans, voilés de châles merveilleux, entourés de cierges énormes, avec les tombes des femmes et des enfants que réunit la cour extérieure.
Vous voudriez vous arrêter à cette fontaine emprisonnée sous une dentelle de fer, si fraîche dans l'ombre de son kiosque, et demander au vieillard qui mesure l'eau derrière le grillage cette coupe de cuivre qu'il tend aux femmes turques échelonnées sur les degrés ; mais le giaour ne doit pas souiller de ses lèvres impures l'onde qu'a fait sourdre Allah pour les fidèles ; passons. La foule, vive et leste, glisse en un double courant, et vous ne vous lassez pas du changeant aspect de ces flots humains. Parmi les Osmanlis, vous distinguez vite l'homme de peine, l'homme peu lavé, le provincial raboteux, du Turc poli, lettré, au teint blanc, à la carnation délicate qu'entretient l'usage des bains, à la barbe soyeuse teinte d'un noir de jais, à la gravité princière, enveloppé dans son caftan moelleux qu'enrichissent les plus rares pelleteries.
Çà et là, un Oriental très blond étonne vos regards ; il a je ne sais quelle dureté de physionomie, rendue plus sensible encore par ses moustaches d'un or fauve et ses yeux d'un bleu pâle : c'est un Kurde, le revers méridional de l'Ararat l'a vu naître. Écartez-vous, le Scheik de la police, digne, impassible, sa barbe blanche étalée sur la poitrine, s'avance, monté sur un cheval arabe que deux saïs, courant des deux côtés, maintiennent à l'amble. Ne vous arrêtez pas à contempler ces femmes voilées qui se rendent au bain, suivies de la négresse dont les mains délicates et noires portent le mouchoir de soie où s'empaquettent les robes de rechange avec les parfums. Dans le Petit-Champ-des-morts, ici, des Bohémiens, errant parmi les tombes, préparent leur campement du soir en face de la Corne d'Or, toute frangée de vieilles tours, de balcons, de coupoles et de minarets.
L'obscurité s'est faite. Une marche, celle de Widdin, éclate dans la caserne des zouaves, près de notre logis ; la cour du monument s'emplit de torches, un pacha vient d'arriver à l'improviste, il inspecte les troupes, elles passent en bon ordre ; les tambourins et les cymbales coupent le chant très doux qui rappelle celui des almées, le fifre en dessine la mélodie ; les pas, nets et précis, marquent le temps, puis la mesure s'accélère, elle s'emporte, à l'assaut, à la charge, les hordes se précipitent, et le même cri sauvage termine tout brusquement, et toujours il me semble entendre quelque tigre jeter son hurlement par les déserts.

À Constantinople, 1867
 

      Théophile Gautier
 
 

Cette vue est si étrangement belle, que l'on doute de sa réalité. On croirait avoir devant soi une de ces toiles d'opéra faites pour la décoration de quelque féerie d'Orient et baignées, par la fantaisie du peintre et le rayonnement des rampes de gaz, des impossibles lueurs de l'apothéose. Le palais de Seraï-Bournou avec ses toits chinois, ses murailles blanches crénelées, ses kiosques treillagés, ses jardins de cyprès, de pins parasols, de sycomores et de platanes ; la mosquée du sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre ses six minarets pareils à des mâts d'ivoire ; Sainte-Sophie, élevant son dôme byzantin sur d'épais contreforts rayés transversalement d'assises blanches et roses, et flanquée de quatre minarets ; la mosquée de Bayezid, sur laquelle planent comme un nuage des bouffées de colombes ; Yeni-Djami ; la tour du Séraskier, immense colonne creuse qui porte à son chapiteau un stylite perpétuel guettant l'incendie à tous les points de l'horizon ; la Suléimanieh avec son élégance arabe, son dôme pareil à un casque d'acier, se dessinent en traits de lumière sur un fond de teintes bleuâtres, nacrées, opalines, d'une inconcevable finesse, et forment un tableau qui semble plutôt appartenir aux mirages de la fata Morgana qu'à la prosaïque réalité. L'eau argentée de la Corne d'Or reflète ces splendeurs dans son miroir tremblant, et ajoute encore à la magie du spectacle ; des vaisseaux à l'ancre, des barques turques carguant leurs voiles ouvertes comme des ailes d'oiseaux, servent, par leurs tons vigoureux et les noires hachures de leurs agrès, de repoussoirs à ce fond de vapeur à travers laquelle s'ébauche avec les couleurs du rêve la ville de Constantin et de Mahomet Il.
Je sais, par des amis qui ont fait avant moi le voyage de Constantinople, que ces merveilles ont besoin, comme les décorations de théâtre, d'éclairage et de perspective ; quand on approche, le prestige s'évanouit, les palais ne sont plus que des baraques vermoulues, les minarets que de gros piliers blanchis à la chaux ; les rues étroites, montueuses, infectes, n'ont aucun caractère ; mais qu'importe, si cet assemblage incohérent de maisons, de mosquées et d'arbres colorés par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel et la mer ? L'aspect, quoique résultant d'illusions, n'en est pas moins vraiment beau.

Constantinople, 1853
 lire la suite sur Gallica



C'est dans ces miradores que les femmes de la classe aisée de Malte passent leur vie, guettant le moindre souffle de la brise de mer, ou affaissées sous les énervantes influences du sirocco. On aperçoit de la rue leur bras blanc accoudé, et l'on voit briller le coin de leur noire prunelle, ce qui vous distrait agréablement de vos contemplations architecturales. – Les Maltaises, chose rare parmi les femmes qui se laissent diriger dans leur toilette plutôt par la mode que par le goût, ont eu le bon esprit de conserver leur costume national, du moins dans la rue. Ce vêtement, appelé faldetta, consiste en une espèce de jupon d'une coupe particulière et dont on s'encapuchonne en élargissant ou en rétrécissant l'ouverture, maintenue par une petite baguette de baleine, selon que l'on veut plus ou moins laisser voir son visage.
La faldetta est uniformément noire comme un domino, dont elle a tous les avantages, plus une grâce refusée aux informes sacs de satin qui gazouillent en carnaval au foyer de l'Opéra ; on cache une joue et un œil du côté de la personne dont on veut ne pas être vu, on rejette la faldetta en arrière ou on la remonte jusque sur le nez, suivant les circonstances. C'est le bal masqué transporté en pleine rue. Sous ce capuchon de taffetas noir, assez semblable aux thérèses de nos grand-mères, on porte habituellement une robe rose ou lilas à grands volants. Autant que j'en ai pu juger lorsqu'un souffle propice faisait voltiger le voile mystérieux, les Maltaises se rapprochent du type oriental par leur grand œil arabe, leur teint pâle et leur nez généralement aquilin.

Constantinople, 1853
 lire la suite sur Gallica



Vivier, qui est descendu avec moi, déclare sentir le besoin de civiliser cette île sauvage et d'apprendre aux naturels la véritable manière de faire des bulles de savon remplies de fumée de tabac, perfectionnement qu'ils ne paraissent pas soupçonner, si l'on doit s'en rapporter à leur physionomie. Nous entrons dans un café, où Vivier demande avec un flegme imperturbable de l'eau, du savon, du papier et une pipe. Cette demande surprend un peu le cafetier, qui se dit en lui-même : "Ce voyageur est propre, il désire se laver les mains", et apporte innocemment tout ce qui est nécessaire à la confection des bulles. À la première bulle qui s'échappe du tube, opalisée par la fumée blanche insufflée dans sa frêle enveloppe, la surprise arrête la tasse de café sur la lèvre des consommateurs. Un autre globe transparent et muni, comme un ballon, d'un parachute opaque, monte à son tour dans l'air et balance au soleil tous les reflets du prisme ; alors l'admiration n'a plus de bornes : un grand cercle se forme et suit avec intérêt les bulles voltigeantes. Quand l'enthousiasme est assez surexcité, Vivier, qui sait ménager ses effets, vide les blouses du billard et lance sur le drap vert, comme pour remplacer les boules d'ivoire, un nombre égal de bulles carambolant et roulant au moindre souffle.
Regardez comme ils se civilisent, me dit Vivier en me montrant un Grec moustachu et de physionomie truculente qui tournait un morceau de savon dans un verre d'eau, saisi de la fièvre d'imitation ; déjà leurs mœurs s'adoucissent. Au bout d'un quart d'heure, l'on aurait cru le café occupé par une bande de jongleurs indiens : ce n'étaient que boules qui montaient et descendaient. Une heure après, toute l'île était occupée à souffler de l'eau de savon et de la fumée par des cornets de papier, avec toute la gravité que mérite une occupation si sérieuse. — Pourquoi s'étonner de ce que les habitants de Syra se soient amusés d'un spectacle qui a fait tenir pendant six mois le nez en l'air, sur la place de la Bourse, à tous les badauds de Paris ?

Constantinople, 1853
 lire la suite sur Gallica
 

      Alphonse de Lamartine
 
 

Ce soir, par un clair de lune splendide qui se réverbérait sur la mer de Marmara et jusque sur les lignes violettes des neiges éternelles du mont Olympe, je me suis assis seul sous les cyprès de l'échelle des morts, ces cyprès qui ombragent les innombrables tombeaux des musulmans, et qui descendent des hauteurs de Péra jusqu'aux bords de la mer ; ils sont entrecoupés de quelques sentiers plus ou moins rapides, qui montent du port de Constantinople à la mosquée des derviches tourneurs. Personne n'y passait à cette heure, et l'on se serait cru à cent lieues d'une grande ville, si les mille bruits du soir, apportés par le vent, n'étaient venus mourir dans les rameaux frémissants des cyprès. Tous ces bruits, affaiblis déjà par l'heure avancée ; chants de matelots sur les navires, coups de rames des caïques dans les eaux, sons des instruments sauvages des Bulgares, tambours des casernes et des arsenaux ; voix de femmes qui chantent, pour endormir leurs enfants, à leurs fenêtres grillées ; longs murmures des rues populeuses et des bazars de Galata ; de temps en temps le cri des muezzins du haut des minarets, ou un coup de canon, signal de la retraite, qui partait de la flotte mouillée à l'entrée du Bosphore, et venait, répercuté par les mosquées sonores et par les collines, s'engouffrer dans le bassin de la Corne d'Or, et retentir sous les saules paisibles des eaux douces d'Europe ; tous ces bruits, dis-je, se fondaient par instants dans un seul bourdonnement sourd et indécis, et formaient comme une harmonieuse musique où les bruits humains, la respiration étouffée d'une grande ville qui s'endort, se mêlaient, sans qu'on pût les distinguer, avec les bruits de la nature, le retentissement lointain des vagues, et les bouffées du vent qui courbaient les cimes aiguës des cyprès. C'est une de ces impressions les plus infinies et les plus pesantes qu'une âme poétique puisse supporter. Tout s'y mêle, l'homme et Dieu, la nature et la société, l'agitation intérieure et le repos mélancolique de la pensée. On ne sait si on participe davantage de ce grand mouvement d'êtres animés qui jouissent ou qui souffrent dans ce tumulte de voix qui s'élèvent, ou de cette paix nocturne des éléments qui murmurent aussi, et enlèvent l'âme au-dessus des villes et des empires, dans la sympathie de la nature de Dieu.
Le sérail, vaste presqu'île, noire de ses platanes et de ses cyprès, s'avançait comme un cap de forêts entre les deux mers, sous mes yeux. La lune blanchissait les nombreux kiosques, et les vieilles murailles du palais d'Amurath sortaient, comme un rocher, du vert obscur des platanes. J'avais sous les yeux et dans la pensée toute la scène où tant de drames sinistres ou glorieux s'étaient déroulés depuis des siècles. Tous ces drames apparaissaient devant moi avec leurs personnages et leurs traces de sang ou de gloire.

Clair de lune, 1835

Mademoiselle Malagamba a ce genre de beauté que l'on ne peut guère rencontrer que dans l'Orient : la forme accomplie, comme elle l'est dans la statue grecque ; l'âme révélée dans le regard, comme elle l'est dans les races du Midi ; et la simplicité dans l'expression, comme elle n'existe plus que chez les peuples primitifs, quand ces trois conditions de la beauté se rencontrent dans une seule figure de femme, et s'harmonisent sur un visage avec la première fleur de l'adolescence ; quand la pensée rêveuse et errante dans le regard éclaire doucement, de ses rayons humides, des yeux qui se laissent lire jusqu'au fond de l'âme, parce que l'innocence ne soupçonne rien à voiler ; quand la délicatesse des contours, la pureté virginale des lignes, l'élégance et la souplesse des formes, révèlent à l'œil cette voluptueuse sensibilité de l'être né pour aimer, et mêlent tellement l'âme et les sens, qu'on ne sait, en regardant, si l'on sent ou si l'on admire : alors la beauté est complète, et l'on éprouve à son aspect cette complète satisfaction des sens et du cœur, cette harmonie de jouissance qui n'est pas ce que nous appelons l'amour, mais qui est l'amour de l'intelligence, l'amour de l'artiste, l'amour du génie pour une œuvre parfaite. On se dit : il fait bon ici ; et l'on ne peut s'arracher de cette place où l'on vient de s'asseoir tout à l'heure avec indifférence, tant le beau est la lumière de l'esprit et l'invincible attrait du cœur.

Voyage en Orient, 1835

      Pierre Loti
 
 

Et vite, après ce dîner, un cheval de louage, pour m'enfuir...
Dans la belle nuit d'étoiles, je descends par le Petit-Champ-des-Morts ; je chemine ensuite dans Galata, qui est en pleine fête, et enfin, quittant cette rue bruyante, je m'arrête au bord de l'eau, à l'entrée d'un pont qu'on ne voit pas finir, mais qui s'en va se perdre au loin dans l'obscurité confuse. Là, tout change brusquement, comme change un décor de féerie au coup de sifflet des machinistes. Plus de foule, ni de lumières, ni de tapage : une profonde trouée de nuit et de silence est devant moi ; un bras de mer étend son vide tranquille entre ces quartiers assourdissants que je viens de traverser et une autre grande ville, d'aspect fantastique, qui apparaît au-delà sur le fond étoilé de la nuit, en silhouette toute noire dentelée de minarets et de dômes. Elle se profile si haut que les coupoles de ses mosquées, s'exagérant dans les buées enveloppantes, prennent des proportions de montagnes. C'est un soir de Ramadan. Alors, à tous les étages de ces minarets, autour de leurs galeries festonnées, brillent des rangs de feux en couronnes, et, dans le vide, entre ces flèches de pierre qui pointent en plein ciel, des inscriptions lumineuses suspendues par d'invisibles fils effraient comme des signes apocalyptiques tracés dans l'air avec du feu.
J'ai hâte d'être là ; un attrait, une indicible émotion de souvenir me fait presser le pas, dans l'obscurité de l'interminable pont qui mène, à travers ce bras de mer, à cette ville si noire. À mesure que j'approche, montent toujours plus haut les coupoles et les minarets avec leurs couronnes de feux. Me voici à leur pied ; je quitte le plancher mouvant du pont pour les cailloux et les fondrières d'une première place obscure qui domine la masse superbe d'une mosquée : je suis à Stamboul !
Je vais tourner le dos aux quartiers neufs, aux boulevards récemment alignés dans les parages de Sainte-Sophie et de la Sublime Porte, qu'éclairent maintenant, hélas ! des becs de gaz, où circulent des voitures, des équipages d'ambassade promenant d'aventureux voyageurs. C'est vers le Vieux-Stamboul, encore immense, Dieu merci ! que je me dirige, montant par de petites rues aussi noires et mystérieuses qu'autrefois, avec autant de chiens jaunes couchés en boule par terre, qui grognent et sur lesquels les pieds buttent. Mon Dieu ! pourvu que quelque édile ne me les détruise pas, ces chiens !... J'éprouve une sorte de volupté triste, presque une ivresse, à m'enfoncer dans ce labyrinthe, où personne ne me connaît plus – mais où je connais tout, comme m'en ressouvenant de très loin, d'une vie antérieure...

Constantinople, Les Capitales du monde, 1892

Au-dessus de nos têtes, sur ces hauteurs qui nous dominent, le Péra cosmopolite va commencer d'éclairer ses grandes boutiques européennes aux étalages copiés sur ceux de Londres ou de Paris, et continuera, aux lumières, son va-et-vient de voitures, à la façon d'Occident. Le soir, au lieu de calmer là-haut l'agitation incessante de la vie, va l'exaspérer plutôt, à la lueur du gaz. Empressements de touristes revenant de leurs excursions du jour, et se hâtant, avant la nuit tombée, de regagner le bercail rassurant, la table d'hôte servie à l'anglaise, la rue où l'on se sent comme en Europe ; extravagances de toilettes, risquées par des Levantines aux grands yeux lourds, qui auraient été si jolies vêtues en Grecques, en Arméniennes ou en juives. Et, dans cet amusant pêle-mêle, la note d'Orient donnée quand même par beaucoup de fez rouges qui circulent, par des équipes de portefaix aux costumes bariolés de broderies qui remontent de la ville basse, des rues plus orientales d'en dessous, ou bien encore – comme on est là très haut au-dessus de la mer – par des échappées de lointain apparaissant entre les banales maisons à plusieurs étages : un peu de Marmara au bleu assombri, un peu de la côte d'Asie perdue dans le crépuscule...

Constantinople, Les Capitales du monde, 1892

La passivité, la douce endurance semblent les caractéristiques de cette race inoffensive, élégante d'allure sous ses haillons, mystérieuse dans son immobilité millénaire, et capable d'accepter avec la même indifférence tous les jougs qui passent. Pauvre belle race aux muscles infatigables, où les hommes, qui remuèrent jadis les grandes pierres des temples, ne connaissaient point de fardeaux trop lourds ; où les femmes, avec leurs bras graciles, pâlement basanés, avec leurs mains toutes petites, dépassent de beaucoup en force nos plus massives paysannes. Pauvre belle race de bronze ! Sans doute elle fut trop précoce et donna trop jeune son étonnante fleur, en des temps où, sur la terre, les autres humanités végétaient obscurément encore ; sans doute sa résignation présente lui est venue comme une lassitude, après tant de siècles d'effort et d'expansive puissance. Elle détenait jadis la lumière du monde, et la voici tombée depuis plus de deux mille ans à cette sorte de sommeil fatigué, qui a rendu la tâche facile aux conquérants d'autrefois comme aux exploiteurs d'aujourd'hui...

La Mort de Philae, 1908
 lire la suite sur Gallica

     

Gérard de Nerval
 
 

Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme épargne, l'habit mystérieux des femmes donne à la foule qui remplit les rues l'aspect joyeux d'un bal masqué ; la teinte des dominos varie seulement du bleu au noir. Les grandes dames voilent leur taille sous le habbarah de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple se drapent gracieusement dans une simple tunique bleue de laine ou de coton (khamiss), comme des statues antiques. L'imagination trouve son compte à cet incognito des visages féminins, qui ne s'étend pas à tous leurs charmes. De belles mains ornées de bagues talismaniques et de bracelets d'argent, quelquefois des bras de marbre pâle s'échappant tout entiers de leurs larges manches relevées au-dessus de l'épaule, des pieds nus chargés d'anneaux que la babouche abandonne à chaque pas, et dont les chevilles résonnent d'un bruit argentin, voilà ce qu'il est permis d'admirer, de deviner, de surprendre, sans que la foule s'en inquiète ou que la femme elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottants du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête et les épaules se dérangent un peu, et l'éclaircie qui se manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu'on appelle borghot laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes de Cléopâtre, une oreille petite et ferme secouant sur le col et la joue des grappes de sequins d'or ou quelque plaque ouvragée de turquoises et de filigrane d'argent. Alors on sent le besoin d'interroger les yeux de l'Égyptienne voilée, et c'est là le plus dangereux. Le masque est composé d'une pièce de crin noir étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et qui est percée de deux trous comme la cagoule d'un pénitent ; quelques annelets brillants sont enfilés dans l'intervalle qui joint le front à la barbe du masque, et c'est derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séductions qu'ils peuvent emprunter à l'art. Le sourcil, l'orbite de l'œil, la paupière même, en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne qu'une femme a le droit de faire voir ici.
Je n'avais pas compris tout d'abord ce qu'a d'attrayant ce mystère dont s'enveloppe la plus intéressante moitié du peuple d'Orient ; mais quelques jours ont suffi pour m'apprendre qu'une femme qui se sent remarquée trouve généralement le moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l'on ne peut leur en vouloir. C'est bien là le pays des rêves et de l'illusion ! La laideur est cachée comme un crime, et l'on peut toujours entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et beauté.

Scènes de la vie orientale. I. Les femmes du Caire, 1850
   lire la suite sur Gallica

J'interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de mérite qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ; d'autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d'être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n'offriraient qu'une topographie aride, au milieu d'hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu'à la longue, et dont l'attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie ; l'âge féodal m'entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre du donjon qui les a gardées.
Âpres montagnes, noirs abîmes, où les feux de midi découpent des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines, qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s'allonge dans les champs de braise du désert ; horizons lointains des vallées que la mer emplit à moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de cèdre et de cinnamome ; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages ; fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées ; oui, vous êtes pour l'Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la patrie ! Laissons Damas, la ville arabe, s'épanouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et le Carmel sont l'héritage des croisades : il faut qu'ils appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, à la liberté.

Scènes de la vie orientale. II. Les femmes du Liban, 1850
   lire la suite sur Gallica

Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l'horizon, devenu plus obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, rappelant ces dessins piqués d'épingles que les enfants promènent devant les lumières. Il était trop tard pour s'y rendre, car, à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe. "Convenez, me dit le vieillard, que Constantinople est le véritable séjour de la liberté. Vous allez vous en convaincre mieux tout à l'heure. Pourvu qu'on respecte les chiens, chose prudente d'ailleurs, et qu'on allume sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi libre ici toute la nuit qu'on l'est à Londres... et qu'on l'est peu à Paris !"
Il avait tiré de sa poche une lanterne de fer-blanc dont les replis en toile s'allongeaient comme des feuilles de soufflet qui s'écartent, et y planta une bougie : "Voyez, reprit-il, comme ces longues allées de cyprès du Grand Champ des Morts sont encore animées à cette heure." En effet, des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient çà et là en froissant les feuilles des buissons ; des caquetages mystérieux, des rires étouffés traversaient l'ombre des charmilles. L'effet des lanternes voltigeant partout aux mains des promeneurs me faisait penser à l'acte des nonnes de Robert – comme si ces milliers de pierres plates éclairées au passage eussent dû se lever tout à coup ; mais non tout était riant et calme ; seulement, la brise de la mer berçait dans les ifs et dans les cyprès les colombes endormies. Je me rappelai ce vers de Goethe :
Tu souris sur des tombes, immortel Amour !
Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois à contempler l'admirable spectacle de la vallée qui descend vers le golfe, et de l'illumination couronnant le fond bleuâtre, où s'estompaient les pointes des arbres où, par places, luisait la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues aux mâts des vaisseaux.

Voyage en Orient, 1851
 lire la suite sur Gallica

      Marco Polo
 
 

Le livre du Grand Khan de Chine et la description des grandes merveilles de l'Inde.
Pour savoir l'entière vérité sur les différentes contrées du monde, prenez ce livre et lisez-le : vous y trouverez les grandes merveilles de la Grande Arménie, de la Perse, des Tartares, de l'Inde et de bien d'autres pays, comme notre livre vous les contera méthodiquement, merveilles que messire Marco Polo, savant et illustre citoyen de Venise, raconte pour les avoir vues. Il y a un certain nombre de choses qu'il n'a pas vues, mais qu'il a entendues de gens absolument sûrs. Aussi donnerons-nous les choses vues pour vues et les entendues pour entendues afin que notre livre soit vrai et sincère, sans le moindre mensonge. Que chacun qui entendra lire ce livre ou le lira lui fasse confiance parce qu'il ne s'agit que de choses vraies. Car je vous fais savoir que, depuis que Notre Seigneur a créé Adam notre premier père, il n'y a eu personne en aucune race qui parcourût et connût autant des différentes terres du monde que ce messire Marco Polo. Aussi a-t-il pensé que ce serait grand dommage qu'il ne fît mettre par écrit ce qu'il avait vu et entendu de sûr, afin que les gens qui ne l'ont ni vu ni entendu le connussent grâce à ce livre – et j'ajoute qu'il est resté bien vingt-six ans à s'informer dans ces différentes terres  – et ce livre, comme il était dans la prison de Gênes, il l'a fait mettre en bon ordre par messire Rusticien, pisan, qui était dans cette même prison en l'année de l'incarnation du Christ 1298.

Le Devisement du monde, 1298

      Jan Potocki
 
 

Vous serez peut-être étonnés d'apprendre que dans le grand nombre de voyageurs qui abordent en cette ville il en soit très peu qui puissent en rapporter des idées un peu exactes. Rien cependant n'est plus vrai : les plus observateurs ont épuisé leur curiosité à visiter les monuments de la Grèce et n'envisagent les Turcs que comme les destructeurs des objets de leur culte. Ils arrivent pleins de cette idée, se logent dans le quartier des Francs et daignent à peine traverser une fois le port pour aller voir la mosquée de Sainte-Sophie et revenir chez eux.
Nourrie par l'étude de l'histoire et de la littérature des Orientaux, ma curiosité m'a fait suivre une autre marche. Depuis près d'un mois je passe les journées entières à parcourir les rues de cette capitale, sans autre but que de me rassasier du plaisir d'y être. Je me perds dans ses quartiers les plus reculés, j'erre sans dessein et sans plan. Je m'arrête ou je poursuis ma course, décidé par le motif le plus léger. Je reviens souvent aux lieux dont on m'avait défendu l'entrée et j'éprouve qu'il en est peu d'inaccessibles à l'opiniâtreté, et surtout à l'or. Les mots jassak (défense), o/mas (cela ne se peut), les premiers qui retentissent aux oreilles d'un étranger, sont enfin étouffés par la voix de l'intérêt. Ce sentiment plus fort même que celui de la crainte m'a déjà ouvert les palais des Grands, les sanctuaires de la religion, ceux de la beauté où s'élèvent et se vendent les jeunes filles destinées à faire l'ornement des harems, tous lieux que n'a jamais vus le commun des voyageurs. Quelquefois le hasard et l'hospitalité naturelle aux Orientaux viennent au-devant de ma curiosité ; mais on sent bien que de pareils hasards ne sont que pour ceux qui savent les chercher.

Voyages en Turquie et en Égypte faits en l'année 1794
 lire la suite sur Gallica

      Alexis de Valon
 
 

Sur le devant de sa boutique, au milieu de son petit étalage, un vieux Turc à longue barbe, immobile comme un mannequin, est accroupi fumant alternativement sa pipe et mangeant des concombres verts. Dans un coin, près d'un réchaud allumé est assis un enfant qui prépare le café de son maître. Loin de vous appeler, de vous vanter ses marchandises, le vieux Turc se renferme dans le mutisme le plus complet et ne paraît prendre aucun souci de son négoce. Votre interprète lui demande-t-il s'il possède tel ou tel objet que vous désirez : il répond soit en fermant les yeux à demi et en faisant claquer sa langue contre son palais, signe négatif par excellence dans tout le Levant, soit par un imperceptible mouvement d'épaules qui veut dire : je n'en sais rien, cherchez. On fouille sa boutique, on ouvre ses tiroirs sans que le plus souvent il daigne même tourner la tête. Quand rien ne vous convient, vous le laissez impassible au milieu de sa boutique bouleversée. Si au contraire vous lui faites demander le prix d'une arme ou d'une paire de pantoufles, il énonce d'une voix gutturale un chiffre qui est ordinairement le double de celui qu'il veut avoir ; vous lui en offrez la moitié, il tend la main, prend votre argent, et souffle par le nez une bouffée de fumée. L'enfant remet toutes choses en ordre, se rassoit auprès du réchaud, et le marchand reprend son éternelle contemplation.

Une année dans le Levant, 1846