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Jean-Jacques
Ampère
Louis
Bertrand
Buchon
François René de
Chateaubriand
Charles Cottu
Maxime Du Camp
Gustave Flaubert
Eugène Fromentin
Comtesse de Gasparin
Théophile Gautier
Alphonse
de Lamartine
Pierre Loti
Gérard
de Nerval
Marco
Polo
Jan
Potocki
Alexis
de Valon
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Jean-Jacques Ampère
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Mon cher ami,
Après
le plaisir de voyager, le plus grand est de raconter ses voyages ;
mais le plaisir de celui qui raconte est rarement partagé
par celui qui écoute ou qui lit. Aujourd'hui nul pays n'est
nouveau, tout le monde a été partout, et il faut avoir
autant de confiance que j'en ai dans votre amitié pour oser
vous adresser le récit d'une course en Ionie et en Lydie.
Je n'ai qu'une excuse : cette course dans un pays un peu moins
connu que l'Italie et la Grèce m'a intéressé
vivement ; ce n'est pas une raison pour que mon récit intéresse
les autres, mais c'en est une pour moi de chercher à communiquer
à un ami le plaisir que j'ai éprouvé, et de
ne pas lui dérober sa part, comme dirait Montaigne.
Ayant ainsi fait la paix avec ma conscience, qui murmurait un peu
quand j'ai pris la plume pour écrire des impressions de
voyage, je cède à la tentation, aux mauvais exemples,
et je commence mon odyssée, qui ne sera pas longue, heureusement.
Ayant
une quinzaine de jours devant nous, Mérimée et moi,
nous formâmes le projet d'aller de Smyrne à Éphèse,
de pousser jusqu'à Magnésie sur le Méandre,
où les ruines du temple ionique de Diane offraient une tentation
puissante à notre ami, grand amateur et vrai connaisseur
en fait d'architecture hellénique, puis de gagner Sardes,
où il y avait encore des chapiteaux ioniques à voir,
et de revenir de Sardes à Smyrne.
Ce voyage, qui n'est pas
considérable, avait bien pour nous ses difficultés ;
nous ne trouvions personne à Smyrne qui fût allé
directement de Magnésie à Sardes ; les guides
qui connaissaient le chemin étaient absents ou malades ;
le seul que put nous procurer l'infatigable obligeance de M. le
baron de Nerciat n'était jamais allé plus loin qu'Éphèse.
Ce guide nous fut recommandé comme Français, mais
il n'avait de français que le nom, Marchand, comme le valet
de chambre de Napoléon : du reste, une étrange
figure qui tenait du juif, du Turc et du nègre ; parlant
fort bien le turc et le grec, mais le français très
peu. Force nous fut de nous mettre en route avec ce singulier personnage
et le postillon turc Ahmet, qui, lui non plus, n'avait jamais entendu
parler de Sardes. Nous voilà donc partis à la grâce
de Dieu, pour faire une centaine de lieues dans un pays dont nous
ne connaissions pas la langue, avec des guides qui ne connaissaient
pas le chemin.
Lettre
d'Ampère à Sainte-Beuve, "Une course dans l'Asie Mineure", Revue
des Deux-Mondes, 15 janvier 1842
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Louis
Bertrand
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Des sensations
de cette espèce vous préparent, du moins, excellemment
à savourer tout le "moyen âge" de Stamboul. Cette ville,
qui vous apparaît si prestigieuse de la haute mer, n'est (à
part ses mosquées monumentales) qu'un ramassis de cambuses
croulantes, un dédale de venelles dépavées
et coupées de fondrières. Malheur au touriste ignorant
qui s'y risque en fiacre ! D'abord, presque régulièrement,
le cocher, qu'on a pris à Péra, connaît mal
Stamboul et ne tarde pas à vous égarer. Ensuite, le
supplice des cahots y dépasse tout ce qu'on peut imaginer.
Je revins à peu près indemne d'une excursion de ce
genre, mais la portière de mon véhicule était
défoncée, et le marchepied était resté
en route.
Passons
bien vite ! Jetons un voile sur l'ignominie du Phanar ;
traversons, en nous bouchant le nez, les tristes galetas des juifs
et les campements des Gitanes ! Toute cette partie de Stamboul
jusqu'à Édirné-Kapou est proprement infâme,
bien qu'il s'y découvre pourtant de délicieux jardinets,
qui sont comme des oasis de fraîcheur et de propreté
dans cette pouillerie aride. Franchissons la porte d'Édirné
et suivons la route défoncée et poudreuse qui se déroule,
pendant des kilomètres, au pied des remparts byzantins, jusqu'à
la mer de Marmara. Nous voici maintenant dans le plus pur Moyen
Âge ! Et si je ne faisais attention
qu'à la beauté du spectacle, j'ajouterais tout de
suite que c'est admirable ! Or, cette impression de recul à
travers le passé ne tient pas seulement à la silhouette
médiévale de l'enceinte, à l'absence presque
absolue de toute fausse note moderne dans ce concert de formes et
d'images archaïques, elle tient à la sauvagerie barbare
du lieu. Comme sur les plans illustrés de nos vieilles villes
du XVe siècle, des carcasses à l'abandon
gisent autour des murailles. Des vols de corbeaux planent au-dessus
du pourrissoir. Ces oiseaux funèbres disputent leur provende
aux troupes faméliques des éternels chiens errants.
Pour que le tableau soit complet, on souhaite presque de voir surgir,
parmi les décombres, un lépreux faisant grincer sa
crécelle. Mais ce spectacle n'est que différé.
On en jouira bientôt à Scutari, derrière le
célèbre cimetière, qui abrite toute une léproserie
à l'ombre de ses cyprès.
Stamboul
est assez justement louée, pour que l'indication de ses tares
donne plus de prix à l'éloge. En vérité,
un certain courage est nécessaire à quiconque la veut
contempler sous tous ses aspects. Autant que personne, je me suis
émerveillé de sa Corne d'Or. Le soir en caïque,
au coucher du soleil, j'y ai goûté des minutes de ravissement
peut-être uniques. Il faut que ce paysage soit bien extraordinaire,
pour vous faire oublier ainsi les haut-le-cœur de l'embarquement.
Près des pontons, et pendant un trajet de deux cents mètres
au moins, on vogue sur les flots d'une sentine. Les canaletti
les plus infects de Venise ne sont rien en comparaison. C'est
seulement au large qu'on ose ouvrir ses poumons et qu'on respire
un air à peu près pur. D'ailleurs, toute la péninsule
constantinienne nage dans l'ordure, elle est ceinte d'une zone houleuse
de détritus et d'épaves. À la pointe du Vieux-Sérail,
un matin que la mer était grosse, nous faillîmes nous
briser contre la coque d'un bateau marchand échoué
là depuis des années : elle doit y être
encore, et il est permis de conjecturer que l'imperturbable indolence
des Turcs l'y laissera reposer longtemps, s'il plaît à
Dieu !
Le
Mirage oriental, 1910
Mais voici le
revers de la médaille : tout le temps que dure le voyage,
grâce aux chemins de fer et aux paquebots, on sort à
peine de l'atmosphère européenne et "civilisée".
Les hôtels et les agences qui s'emparent de vous au débarquer
achèvent de vous séquestrer dans vos mœurs à
vous, de vous isoler en quelque sorte du milieu ambiant. On n'a
point à y changer ses habitudes, sa nourriture, son hygiène.
On y coudoie les mêmes gens qu'à Nice ou à Aix-les-Bains.
Les types sont prévus, les conversations aussi. Le mobilier,
comme les menus des repas, est désespérément
pareil dans tous ces modernes caravansérails. Leurs interprètes
vous évitent la peine d'entrer en contact avec les gens du
pays. Il n'est pas jusqu'à vos sorties, jusqu'à vos
divertissements qui ne soient réglés d'avance, – et
cela sans le moindre souci de vos préférences personnelles.
Les agences auxquelles vous vous confiez y ont mis bon ordre. Quand
vous arrivez dans quelque localité de la Haute-Égypte,
le manager de votre hôtel sait à quelle heure
vous visiterez les ruines, à quelle heure, les bazars indigènes
ou les dames galantes. On ne vous consulte pas : les provisions
sont prêtes pour l'excursion, emballées dans des couffins
– et l'on y retrouve invariablement les mêmes victuailles,
– d'Alexandrie à Kartoum, – d'Athènes
à Patras, – de Jérusalem à Balbek, – à
savoir : deux œufs durs, une cuisse de poulet desséchée,
une tranche de rosbif coriace, une croûte de fromage et deux
oranges, – sans oublier le poivre et le sel roulés dans
de petits cornets de papier. C'est immuable comme une institution.
Des ânes
fringants piaffent à la porte de l'établissement.
Quelles que soient vos répugnances, il les faut enfourcher.
Vous voilà parti pour les nécropoles et les sanctuaires !
Vous vous imaginez peut-être que vous serez libre de choisir
votre itinéraire, de vous arrêter ici ou là ?
Point ! Les guides ont leurs programmes et leurs habitudes,
qu'il est imprudent de déranger, sous peine de fâcheuses
complications. Bien plus, cette collation que vous avez payée
au poids de l'or et qu'un de vos âniers trimballe pompeusement,
à votre suite, dans un couffin – vous n'avez même
pas le droit de la manger où vous voulez. Ainsi, à
Philae – Bredeker vous le signifie formellement, – "le
déjeuner qu'on a emporté avec soi se mange près
du kiosque". Vous entendez ? Ce n'est point dans le temple
d'Isis, ou dans le temple d'Hathor, ou sous le portique de Nektanébo
– mais près du kiosque de Trajan que vous grignoterez
votre cuisse de poulet. Agir autrement serait contrevenir à
tous les usages et à toutes les traditions.
Êtes-vous
sur le Nil, le bateau fait escale en face d'un village, des enfants
à demi nus accourent, avec des cris et des gambades. Vous
ébauchez le geste de leur lancer une poignée de piastres.
On vous en empêche. Un règlement l'interdit. Lisez
plutôt la pancarte qui est affichée sur le pont :
"Défense de jeter de la monnaie aux enfants – par
respect pour la dignité humaine !" Pas n'est
besoin d'ajouter que ce règlement est anglais et protestant.
D'un bout
à l'autre, vous êtes, pour ainsi dire, tenu en lisière.
Quand ce ne sont pas les conducteurs des agences, ce sont vos guides
et vos drogmans qui dirigent vos démarches et vos actions,
qui vous étourdissent de leurs bavardages et de leurs boniments,
qui jugent en dernier ressort de ce que vous devez voir ou ne pas
voir, qui enfin s'interposent perpétuellement entre vous
et la réalité. Et ainsi cette réalité
vous arrive déformée comme un texte qu'on lit dans
une traduction. Les amis, les connaissances, les gens "bien informés"
qu'on rencontre là-bas ajoutent leurs gloses aux commentaires
des âniers : c'est encore pis. Le texte original s'oblitère
davantage. On risque fort de n'y plus rien comprendre. Et, comme
après ces excursions toujours trop brèves, on se replonge
immédiatement dans l'ambiance cosmopolite des hôtels,
le dépaysement devient à peu près impossible.
Il faut bien se contenter avec la couleur locale de pacotille qu'on
a pu grappiller au passage et qui ne vous apprend pas beaucoup plus
que les photographies ou les cartes postales achetées en
cours de route. Concluons que les "commodités" des voyages
modernes sont très surfaites. Leur but inavoué, c'est
d'empêcher de voir les pays qu'on traverse.
Le
Mirage oriental, 1910
La chevauchée
fait halte devant Khéops. Aussitôt, dix photographes
s'élancent d'une baraque, vous assiègent, vous remplissent
les mains de leurs clichés les plus flatteurs : "Comment
Monsieur désire-t-il son portrait ? À pied ou
à cheval ? À dos d'âne ou à dos
de chameau ?" Et l'on vous fait admirer l'image d'un touriste
berlinois casqué de liège, cuirassé de kaki,
bardé de ceintures de cuir et botté de molletières,
qui surgit immense à côté d'une pyramide toute
petite... Des gens, raidis dans des attitudes solennelles, sont
en train de poser. Le photographe, la poire de caoutchouc à
la main, rectifie la pose : "Ne bougeons plus !" Du haut de
leurs quarante siècles, les Pyramides vous contemplent !...
Horreur ! Vous vous échappez, vous fuyez vers le Sphinx,
poursuivi par les âniers qui tapent à grands coups
de matraque sur le derrière de votre monture... Autre supplice !
Voici maintenant les camelots qui se précipitent, les brocanteurs
de fausses antiquités ! Et il faut négliger le
splendide paysage désertique, pour s'occuper de scarabées
et d'osiris en toc, fabriqués à la douzaine par des
mouleurs italiens. Pendant ce temps-Ià, les guides vous cornent
aux oreilles leurs boniments. Celui-ci veut vous faire grimper au
sommet de la pyramide, celui-là veut vous entraîner
dans les souterrains. On est ahuri, assourdi, pris d'assaut. Impossible
de joindre deux idées, d'arrêter ses yeux une minute
sur tel détail singulier d'architecture, ou cette coloration
délicieuse qui pâlit là-bas vers la chaîne
libyque et qui va s'évanouir. Une colère vous saisit,
on renonce brusquement, on abdique toute volonté devant tant
d'ennemis conjurés – et l'on s'en revient mélancoliquement
sur son bourricot, avec la rage impuissante de n'avoir rien vu.
Le
Mirage oriental, 1910
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Buchon
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Les hommes
seuls semblent s'être réservé les plaisirs de
la fête. Groupés çà et là, on
les voit danser entre eux sans qu'une seule femme se mêle
à leurs jeux. J'y remarquai surtout des bergers albanais.
D'un côté douze ou quinze d'entre eux, vêtus
d'une fustanelle et d'une veste blanche sur laquelle flotte une
longue peau de mouton à brillantes soies blanches, la tête
couverte du fezy retenu par un mouchoir en forme assez peu gracieuse
de turban, se tenaient par la main et se dandinaient en chantant.
Le chef de la bande seul, qui conduit cette chaîne avec toute
l'autorité d'un de nos beaux conduisant un cotillon dans
un de nos élégants salons de Paris, conserve le privilège
de se livrer à la liberté de ses mouvements et de
ses allures ; il exécute, à la grande admiration
des spectateurs, les mouvements les plus difficiles en se lançant
de côté et d'autre, et se laissant retomber, tantôt
avec les jambes entrelacées d'une manière bizarre,
tantôt comme plié sur lui-même, puis se relevant
d'un bond pour recommencer encore. Les autres le suivent en se dandinant
aussi à la façon grecque, mais sans imiter ses bonds,
ses chutes et rebonds, qui sont comme les points d'orgue d'un chanteur
émérite. Plus loin une autre bande de danseurs, car
ce ne sont que des hommes qui se livrent à cet exercice,
s'agite au son du tambourin et d'une sorte de hautbois à
trois trous. Sur une autre partie de l'esplanade, c'est un joueur
de guitare qui règle les mouvements en frappant sur des cordes
ordinaires ou sur des fils d'archal, assis sur une chaise curule
antique, ou debout sur un tombeau de marbre sculpté qui va
sous peu de jours prendre sa place parmi les monuments du musée.
M. Pittakis assure que ces danses autour du temple de Thésée
remontent à la plus haute antiquité, à Thésée
lui-même, dit-il gravement, qui, à son retour du labyrinthe
de Crète, interrogé par ses jeunes concitoyens, avides
de connaître la difficulté des tours et détours
de ce labyrinthe, les fit ranger ainsi par cercles qui se repliaient
l'un sur l'autre et s'entremêlaient pour se dégager
ensuite ; et, pour appuyer sa démonstration, le grave
archéologue Pittakis se met à exécuter ces
évolutions. Cette danse, au reste, ressemble beaucoup à
celle de nos paysans des montagnes du Béarn. Seulement, dans
nos belles vallées des Pyrénées, les jeunes
Béarnaises, avec leur capulet rouge, viennent s'entremêler
aux lestes Béarnais : et bien que le chef de la danse
soit chargé de l'exécution des sauts les plus merveilleux,
tous cependant chantent ensemble des chansons gaies qui les animent ;
et les sauts des hommes, et les pas gracieux des femmes, témoignent
de la vivacité de leur plaisir. En Grèce le plaisir
ne se manifeste sur la figure que d'un bien petit nombre des acteurs
et des spectateurs : les physionomies sont généralement
intelligentes, les traits réguliers, le front est gracieux ;
mais on attend vainement dans chacun et dans tous la manifestation
de cette étincelle électrique qui, chez nous, fait
mouvoir instinctivement une masse d'hommes comme un seul homme,
et par une seule idée. Les diverses parties qui composent
la société grecque ont l'air d'être encore étrangères
l'une à l'autre, et sans langue sociale commune. Il faudra
de longues années encore avant que cette cohésion
soit cimentée, et que l'invasion des habitudes occidentales,
pénétrant cette société, la perfectionne
au lieu de la disjoindre ou de l'affaiblir.
La
Grèce continentale et la Morée, 1843
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François
René de Chateaubriand
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Nous abordâmes
à Galata : je remarquai sur-le-champ le mouvement des
quais, et la foule des porteurs, des marchands et des mariniers :
ceux-ci annonçaient par la couleur diverse de leurs visages,
par la différence de leurs langages, de leurs habits, de
leurs robes, de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs turbans,
qu'ils étaient venus de toutes les parties de l'Europe et
de l'Asie habiter cette frontière de deux mondes. L'absence
presque totale des femmes, le manque de voitures à roues,
et les meutes de chiens sans maîtres, furent les trois caractères
distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur
de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en
babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes,
qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de métiers
à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de
vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être
aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober aux
regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à
un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là
que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières sans murs,
et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de
cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès
et partagent la paix des morts. On découvre çà
et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport, ni
avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils
sont environnés : on dirait qu'ils ont été
transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman.
Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à
vos yeux : ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau
qu'un imam conduit et qu'un janissaire égorge. Il n'y a d'autre
plaisir que la débauche, d'autre peine que la mort. Les tristes
sons d'une mandoline sortent quelquefois du fond d'un café,
et vous apercevez d'infâmes enfants qui exécutent des
danses honteuses devant des espèces de singes assis en rond
sur de petites tables. Au milieu des prisons et des bagnes s'élève
un sérail, Capitole de la servitude : c'est là
qu'un gardien sacré conserve soigneusement les germes de
la peste et les lois primitives de la tyrannie. De pâles adorateurs
rôdent sans cesse autour du temple, et viennent apporter leurs
têtes à l'idole. Rien ne peut les soustraire au sacrifice ;
ils sont entraînés par un pouvoir fatal : les
yeux du despote attirent les esclaves, comme les regards du serpent
fascinent les oiseaux dont il fait sa proie.
Itinéraire
de Paris à Jérusalem, 1811
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Charles Cottu |
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On ne peut
alors s'empêcher de douter que la civilisation moderne dissipe
jamais cette torpeur funeste que la terre en fleurs et le ciel le
plus doux ont toujours fait peser sur la Turquie. Si l'on en excepte
les hautes classes, l'Osmanli vit de rien ; énervé
par la chaleur, il mange peu : de l'eau pure, quelques légumes
frais, des fruits, des pâtisseries, un mouton cuit entre des
pieux les jours de fête, suffisent à ses besoins ;
un tapis étendu à terre, sous un arbre près
d'une source, sa pipe qu'il fume avec lenteur, du café préparé
sur une pierre, le ciel qu'il regarde et où son âme
se perd ; à ses pieds la mer magnifique qu'il croit
être la barrière placée par Dieu pour séparer
les croyants des infidèles, la prière trois fois le
jour, la volonté bien arrêtée d'aller à
La Mecque avant de mourir ; le sommeil, ou bien ces causeries
d'Orient qui plongent l'esprit dans le monde des plaisirs et des
houris : voilà encore aujourd'hui la vie du Turc, et
cette vie changera-t-elle jamais ? Il voit l'empire
qui s'écroule et il courbe la tête : peut-être
à l'heure suprême aura-t-il un de ces réveils
terribles qui font que tout un peuple se sacrifie dans une dernière
bataille ; ou bien, vaincu à l'avance, n'ignorant même
pas son avenir, il se soumettra sans murmure à l'ordre d'Allah ;
le père de famille sellera ses ânes et ses chameaux,
les petits enfants dans les bras des femmes voilées se placeront
sur les bâts de voyage, et la grande caravane, reprenant le
chemin du désert, se perdra bientôt dans ces solitudes
inconnues d'où sont venues les nations arabes, et où
elles rentrent comme pour se raviver quand elles sont épuisées.
Charles
Cottu, Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1844
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Maxime
Du Camp |
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Je
repars, le paysage change d'aspect ; ce ne sont que des prairies
parsemées d'arbres de toute nature. Le cyprès y domine :
des buissons de myrtes, de jasmins, de chèvrefeuilles courent
parmi les herbes, et secouent au vent leurs panaches embaumés.
La route disparaît : nous marchons à travers champs,
nous franchissons à gué une verte rivière,
et, d'une cabane construite sur les bords, sortent deux hommes armés
qui saisissent la bride de mon cheval, me tiennent l'étrier,
et me prient d'entrer chez eux. Après avoir regardé
mon teskerey, ils m'offrirent le chibouck et le café ; je
restai pendant un instant accroupi sous leur toit de feuillage,
et en partant je leur laissai un batchis de quelques piastres.
Ce sont des espèces de soldats libres nommés zéibeks,
ils sont chargés de vérifier les passeports, et
ne savent pas lire ; ils doivent protéger les voyageurs,
et souvent ils les dépouillent. Ce sont au reste des voleurs
fort accommodants. Celui qui le premier arrêta mon cheval,
me dit : "Descends dans notre maison, prends le café
avec nous, fume dans notre pipe, et sois le bienvenu. En t'éloignant,
tu nous donneras un batchis, sinon, ce soir, nous te dévaliserons."
Ils tiennent à peu près le même langage à
tous ceux qui passent. Mais en leur laissant une aumône, si
faible qu'elle soit, on est sous leur haute protection, et au besoin
même elle ne vous manquerait pas.
Leur costume offre une particularité singulière qui
les fait reconnaître au premier abord ; leur caleçon
fort étroit et collant sur la cuisse se renfle d'une prodigieuse
façon à la partie postérieure, et forme une
manière de poche dans laquelle ils mettent leur tabac, leur
briquet, les fruits qu'ils mangent, leurs cartouches ; ce qui
leur donne, quand ils marchent, un faux air de la fameuse Vénus
hottentote. Outre le yatagan et les pistolets, ils portent encore
le kandjiar, le fusil, la lance et toutes les armes qu'ils réussissent
à attacher sur eux ; leurs bras nerveux, toujours nus,
sont chargés jusqu'aux épaules de versets du Coran
tatoués en bleu.
Souvenirs
et paysages d'Orient, 1848
Qui que tu sois, lecteur, qui vas ouvrir ce livre,
sois le bienvenu !
Ta belle action me touche ; et je suis fort tenté
de te dire, comme Pallæstra à Dæmones, dans
maître M. Accius Plautus : Salve. insperate !
salut, toi que je n'espérais pas !
Cependant je veux être franc avec toi, et t'éviter
le péril où tu cours ; écoute donc ceci :
Si tu recherches des vues politiques ou commerciales, si tu espères
trouver le récit d'attaques de brigands ou d'aventures
amoureuses, le soir, au clair de lune, laisse ce livre de côté
et retourne à tes affaires.
Je ne me suis point occupé de politique, par la bonne raison
que je n'y comprends rien. J'ai bien entendu conter par-ci, par-là,
qu'il y avait une question d'Orient, mais je ne saurais dire au
juste si ce sont les Russes qui doivent prendre Constantinople,
ou si ce sont les Turcs qui doivent prendre Saint-Pétersbourg.
Je n'ai rien dit du commerce : cependant je l'estime, parce
qu'il nous apporte les porcelaines de la Chine et les tabacs de
la Havane, mais j'ai peine à me mettre dans la tête
qu'il puisse servir à autre chose.
Quant aux brigands, ils ne m'ont point fait l'honneur de me dévaliser,
et je le regrette, car j'aurais aimé à te raconter
quelque sombre histoire, dont je serais sorti triomphant ; cela
est de belle tournure et fait plaisir aux dames.
Contrairement à la plupart des voyageurs, mes illustres
devanciers, je n'ai point eu, hélas ! de galantes
aventures : ne t'en étonne pas, candide lecteur, je
suis si maigre !
– Pourquoi
donc alors, me diras-tu, avoir fait un livre ?
– D'abord
pour le faire, et puis aussi pour te parler des paysages que j'ai
vus là-bas, pour te promener dans Constantinople, pour
te donner envie d'aller dans le pays du Soleil.
Si le livre est mauvais, excuse-le en faveur de l'intention, et
surtout considère :
Comme l'auteur est jeune, et c'est son premier pas !
Souvenirs
et paysages d'Orient, 1848
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Gustave
Flaubert |
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La
route tourne à gauche, nous descendons ; les montagnes
calcaires entourant cette plaine rappellent le Mokattam. Le ciel
est tout chargé de nuages, l'air humide, on sent la mer,
nos vêtements sont pénétrés de moiteur.
Je désire ardemment être arrivé, comme toutes
les fois que je touche à un but quelconque : en toute
chose j'ai de la patience jusqu'à l'antichambre. Quelques
gouttes de pluie. Une heure après avoir quitté le
puits, nous arrivons dans un endroit plein de roseaux et de hautes
herbes marécageuses ; des dromadaires et des ânes
sont au milieu, mangeant et se gaudissant ; de nombreux petits
cours d'eau épandus coulent à terre sous les herbes,
et déposent sur la terre beaucoup de sel ; c'est EI-Ambedja
(endroit où il y a de l'eau). Les montagnes s'abaissent,
on tourne à droite. Pan de rocher rougeâtre, à
gauche, à l'entrée du val élargi qui vous conduit,
d'abord sur des cailloux, ensuite sur du sable, jusqu'à Kosséir.
Dans mon impatience je vais à pied, courant sur les cailloux
et gravissant les monticules pour découvrir plus vite la
mer. Dans combien d'autres impatiences aussi inutiles n'ai-je pas
tant de fois déjà rongé mon cœur ! Enfin
j'aperçois la ligne brune de la mer Rouge, sur la ligne grise
du ciel. C'est la mer Rouge !
Je remonte à
chameau, le sable nous conduit jusqu'à Kosséir. On
dirait que le sable de la mer a été poussé
là par le vent, dans ce large val ; c'est comme le lit
abandonné d'un golfe. De loin on voit les mâts de l'avant
des vaisseaux, qui sont désarmés, comme ceux du Nil.
On tourne à gauche. Sur de petites dunes de sable voltigent
et sont posés des oiseaux de proie. La mer et les bâtiments
à droite ; Kosséir en face, avec ses maisons
blanches. À droite, avant de tourner, quelques palmiers entourés
de murs blancs : c'est un jardin. Comme cela fait du bien aux
yeux !
Voyage en Orient, publié en 1948
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Eugène
Fromentin |
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Ce peuple
est doux, soumis, d'humeur facile, aisé à conduire,
incroyablement gai dans sa misère et son asservissement.
Il rit de tout. Jamais en colère. Il élève
la voix, ou crie, ou gesticule, on les croit furieux, ils rient.
Leurs masques mobiles, leurs yeux bridés, leurs narines émues,
leur bouche toujours entrouverte, large, fendue, leurs dents magnifiques,
sont faits, on dirait, pour exprimer tous les mouvements de la gaieté,
de l'insouciance, de la joie tranquille. Forcément et naturellement
mendiants, le mot de bakchich résume tout leur vocabulaire
usuel, et le geste de tendre la main presque toute leur pantomime.
Demander, insister, vous poursuivre en répétant bakchich,
bakchich, kéfir, attendre qu'on leur donne, demander
de nouveau quand on a donné, rien ne leur coûte. Leur
patience est extraordinaire, leur indiscrétion n'a pas de
bornes, aucun scrupule, nul respect humain. Passe encore pour les
enfants, mais de grands garçons, des désœuvrés,
un flâneur passe : bakchich. Les vieillards jamais,
à moins que ce ne soient visiblement des infirmes, des aveugles,
des mendiants. Les filles ont au suprême degré l'instinct
de la mendicité. On refuse, on les chasse. Survient un cawas
qui les bâtonne, elles se sauvent à toutes jambes et
se mettent à rire. À
propos de rien, un cawas bouscule un nègre, grand garçon
de vingt ans passés, celui-ci regimbe. Une claque, le nègre
reste coi ; deux gifles terribles, il tourne sur lui-même,
ne sachant s'il doit rire ou se révolter. Il prend le parti
de rire ; on lui jette un fardeau sur le dos, il l'empoigne,
fait sa corvée ; le cawas n'y pense plus, le nègre
non plus. Son noir visage n'a pas gardé trace du soufflet,
et tout est dit. Ces cawas sont
d'ignobles drôles.
Voyage
en Égypte, 1935
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Comtesse
de Gasparin |
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L'auteur, en
écrivant ces trois gros volumes, avait un but... il en avait
même deux : faire partager à ses amis les vives
jouissances qu'il éprouvait lui-même ; désennuyer honnêtement son prochain.
Ce dernier
but est plus sérieux qu'il ne semble : l'ennui est profondément
immoral ; il est le père de beaucoup de
vices ; qui sait si nous ne lui devons pas les commotions qui
bouleversent l'Europe.
Grande
ambition, que celle de désennuyer ! aussi, l'auteur
ne s'adresse pas aux esprits difficiles ; ceux-là s'ennuient
souvent il est vrai, mais sont-ils amusables ? – L'auteur
s'adresse aux esprits simples ; par malheur, ceux-là
ne s'ennuient presque jamais. De sorte que les trois gros volumes
en question courent grand risque de faire leur chemin dans le monde,
sous les auspices de l'épicier du coin.
Autre
chance ! – Il s'agit bien d'ennui, maintenant ! Les
secousses politiques, les révolutions sociales nous laissent-elles
le temps de respirer ! Notre âme travaillée, a-t-elle
une pensée pour ce qui n'est pas événement ? Est-ce quand des questions de vie et de mort s'agitent tous
les jours dans nos rues ; est-ce quand le présent nous
attriste, quand l'avenir nous épouvante, qu'il faut venir
nous parler de pyramides, et de chameaux, et de Bédouins,
et d'indépendante existence dans le désert ?
– Peut-être.
– Ce qui fait le charme de la pâle primevère de
mars, n'est-ce pas la neige de février ? – Qui
sait si l'espoir de rencontrer quelques scènes paisibles,
quelque reflet de la sérénité des lieux où
se lève le soleil ; un monde, des hommes, des mœurs,
des impressions très différentes de notre vieux monde
et de nos vieilles impressions n'attirera pas un.. deux... trois lecteurs,
vers ces pages qui osent s'épanouir presqu'au milieu de l'émeute !
Ce journal...
est un journal. C'est-à-dire qu'il a tous les inconvénients
du genre. Il manque de vues d'ensemble, souvent de perspective ;
il ressemble un peu à un tableau qui n'aurait que le premier
plan ; encore plus peut-être à un paravent chinois.
Il est subjectif. L'auteur y succombe, sans le vouloir, à
la tentation de parler de lui ; et, sans le vouloir encore,
à celle de se peindre en beau. Malgré ses bonnes intentions,
et il en avait beaucoup, l'auteur sent bien qu'il s'est cogné
contre tous les écueils.
Pourquoi
publier, alors ? Hélas, parce que ce journal est un
projet chéri, qui a coûté quelques peines, quelques
fatigues. II fallait du courage, pour s'armer d'une écritoire
après dix heures de chameau, pour écrire au vent,
au soleil, au sable ! Et puis, faut-il le dire ?
lorsqu'on pense beaucoup de mal de soi, ou de ses œuvres... on espère
toujours se tromper un peu.
– Mais trois volumes ! TROIS VOLUMES !
Eh bien
oui ! trois volumes ! – Voici la raison de l'auteur. II
aurait bien voulu ne donner à ses amis que des fragments
choisis, empreints d'un cachet d'originalité, que des pages coulées en bronze !... malheureusement, ne
coule pas en bronze qui veut ; et, en relisant son journal,
le pauvre auteur n'a pas trouvé un seul de ces morceaux-là.
Ne pouvant choisir... il donne tout. – D'ailleurs, choses et gens
gagnent plus qu'on ne pense à rester dans leur caractère ;
ils ne valent même qu'autant qu'ils y restent. Un journal,
il est vrai, n'est pas dramatique, n'est pas lyrique, n'est pas
politique... ou rarement, n'est pas philosophique... et c'est grand
dommage ; mais c'est un journal, il faut en revenir
là. C'est une page de la vie ; c'est vous, c'est moi,
et d'autres encore ; c'est cet horizon lointain, et c'est ce
détail ici tout près ; ... et si ce n'est pas cela,
cela ne vaut rien. – Cet endroit vous ennuie, vous le trouvez languissant,
il vous fait bâiller... eh ! c'est justement cet endroit-là
qui est le plus vrai ; c'est celui-là
peut-être, qui vous fait le mieux comprendre ce que vous éprouveriez
en face de ces aspects désolés, au milieu de cette
pente rocailleuse, dans ce méchant taudis ; ... de façon
que, le genre admis, vous devez une égale reconnaissance
à l'auteur, quand il vous assomme et quand il vous amuse.
Voilà pourquoi l'auteur s'est arrêté au mode journal. – II avait bien encore un motif : sa parfaite
incapacité à en prendre un autre.
Journal d'un voyage au Levant,
préface de la première édition, 1850
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Les femmes ne
lavent guère leurs hardes, elles mériteraient encore
aujourd'hui l'allocution de Minerve à la belle Nausicaa.
– "Nausicaa, pourquoi êtes-vous si paresseuse et si négligente ?
Vous laissez là vos splendides habits sans en prendre aucun
soin... Allons donc laver ces belles robes dès que l'aurore
aura amené le jour." Parfois je rencontre un groupe de jeunes
Grecques, agitant et battant le linge dans le ruisseau qui coule
au fond du ravin, sous les grands platanes ; mais c'est rare.
Elles portent leurs blanches tuniques jusqu'au bistre
foncé, et leurs robes de laine jusqu'à ce qu'elles
pendent en haillons. Leurs cheveux restent presque incultes. À Mavromati, à Dragogé, ils tombent de chaque côté des joues en une longue boucle, le reste se cache sous l'écharpe. Ailleurs, les tresses s'entremêlent aux plis du turban ou s'arrondissent à la base du bonnet rouge, mais tresses ou boucles, ils sont hérissés, ternis, passés à l'état de feutre.
Journal
d'un voyage au Levant,
I. La Grèce,
1850
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Comme
on voyage en fait, et non en peinture, on ne saurait trop s'aider
en Grèce des secours de la civilisation.
Je ne
comprends pas une expédition du genre de la nôtre,
sans le personnel et les ressources que nous avons avec nous.
Il faut
voir les habitations grecques ; il faut manger ce pain lourd,
boire ce vin résineux, suivre les opérations passablement
dégoûtantes au moyen desquelles on obtient ces résultats,
pour se bien figurer quelles seraient les souffrances d'un touriste
réduit à ce logement et à cette pitance.
Quand
il ne s'agit que de quelques nuits, on s'accommode d'un coin de
foyer, près d'une famille plus ou moins habitée. On
se roule dans son talagani on supporte les assauts des kangurous, et si l'on ne dort guère, on se dédommage en songeant
aux récits du retour. Trois ou quatre soupers de pain terreux,
de fromage rance, de queues de poireaux accompagnés d'un
peu de thé qu'on porte avec soi, s'ils laissent l'estomac
vide, laissent l'esprit libre aussi. – Mais quand une semaine,
quinze jours, un mois passent de la sorte ; quand on fait des
journées de huit à dix heures ; quand on reçoit
averses sur averses, quand les forces s'usent, et que pour se restaurer,
on ne trouve d'autre lit que la terre, d'autres couvertures qu'un
manteau mouillé, ou que le tapis des hôtes... qui marche
tout seul ; quand, pour aliment, on ne rencontre que les mets
du pays : les susdits oignons crus, queues de poireaux, pain
terreux et vieux fromage ; on en vient vite à maudire
la couleur locale, si tant est que la fièvre en laisse la
force. [...]
Les ressources
du pays sont nulles, dans cette saison surtout, où, avec
des montagnes couvertes de troupeaux, les villageois ne savent pas
se procurer quelques chèvres ou quelques brebis laitières.
Nous suppléons au lait par du sirop d'orgeat, triste régal !
Tel quel, il vaut mieux que les œufs battus dont François
nous régalait. Œufs en omelette, œufs en sauce, œufs en gâteau,
œufs frits, œufs rôtis, c'est assez. Œuf en neige,
autrement dit lait de poule, le plus dérisoire de
tous les laits, c'est trop.
Journal
d'un voyage au Levant,
I. La Grèce,
1850
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Je n'ai pas
de mots, non je n'en ai pas pour rendre ce que j'ai vu : c'est
la Cour des Miracles, et ce sont les truands ; – dans
l'église du Saint-Sépulcre, avec le tombeau du Christ
au milieu !
J'aimais
les bêtes, à présent je les respecte. On ne
trouverait pas cinq chats dans la création, capables de s'avilir
comme s'avilissent les hommes.
Les hommes !...
ah ! qu'ils sont effrayants, qu'ils sont dignes de pitié,
quelles machines détraquées, et une fois détraquées,
que ne broient-elles pas ? – On dirait les craquements,
les sifflements d'un incendie. – Il n'y a plus d'âme,
il n'y a plus de cœur, il n'y a plus d'intelligence ; il n'y
a pas même les cinq sens de nature, comme dit Sancho :
il n 'y a que des espèces de brutes furieuses, poussées
çà et là par l'aveugle force des choses.
Je croyais
voir Satan se frotter les mains derrière quelqu'une de ces
colonnes, pendant que les hommes, objets de son éternelle
haine, s'enivraient à la coupe de ses impuretés, au
nom du Christ, dans l'église du Christ, à l'heure
où le Christ était couché au tombeau.
Les derviches
hurleurs comparés aux chrétiens d'aujourd'hui sont
des gens sensés : un chef les dirige ; leur exaltation,
toute frénétique qu'elle est, suit à son insu
des règles harmonieuses. Les folies du carnaval italien sont
les folies de gens qui peuvent reprendre les rênes. Ici, on
ne trouve plus que de la bestialité féroce. Ce sont
les saturnales antiques.
Les cris
se renforcent, les femmes agitent leurs voiles. Le pacha fend deux
ou trois fois ce bloc vivant. Il y a des ondulations puissantes,
insurmontables, qui froissent des milliers d'êtres humains,
qui les emportent, qui les rapportent ; et toujours, renversée,
redressée, engloutie, quelque sauvage figure au dernier degré
de l'égarement. Parfois trois ou quatre de ces figures apparaissent,
entrelacées ; elles bondissent sur les têtes,
s'engouffrent, et la clameur grandit d'autant, comme rejaillissent
les fusées d'écume autour du rocher qui tombe dans
la mer. – Il y a des assauts prodigieux vers le trou noir par
où sortira la flamme. Deux pèlerins, tête nue,
chevelure éparse, y cramponnent leurs bras dont tous les
muscles se gonflent ; la tempête fond sur eux ;
ils tournent vers elle leur visage terrible, ils se raidissent,
ils se laissent déchirer plutôt que de lâcher
prise, et puis le flot capricieux qui se brise en poussière
au moindre obstacle, s'évanouit ou se tourne ailleurs.
L'effet
est merveilleux : têtes nues, têtes entourées
de turbans ou couvertes de l'éclatant mouchoir de Damas,
robes pourpres, jaune d'or, pauvres haillons toujours splendides
de couleurs, attitudes magnifiques : c'est beau, de la beauté
d'un enfer peint par Michel-Ange.
Journal
d'un voyage au Levant
III. Le désert et la Syrie, 1850
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Ah ! qu'ils ne viennent
point ici, les gens au regard court, dont l'œil incessamment ouvert
sur les proses de l'aspect se fait aveugle pour l'idéal.
Ceux-là,
pas une tache de boue ne leur échappe ; ils comptent
les fêlures de la vitre ; la moisissure sort pour eux
des murailles ; mille objets repoussants s'échelonnent
sur leur chemin ; les chiens leur aboient aux jambes, des loques
sordides se frottent à leurs habits, les vers ont rongé
la pelisse de ce Tartare, le caftan de ce Turc est usé jusqu'à
la corde, des fardeaux incommodes bousculent les passants, l'odorat
souffre, la vue pâtit ; qui niera la réalité
de ces faits enregistrés avec un grognement de plaisir ?
Pas moi. Seulement, tandis qu'ils vont ainsi le nez dans toutes
les fanges, nous marchons la tête mieux levée ;
ce qui nous apparaît, c'est la poésie et c'est l'idéal.
Non, l'idéal ne ment pas ; non, la poésie n'est
point une aventurière aux parures de clinquant ; ses
bijoux sont de fin or, et les beautés que l'idéal
nous révèle existent bien positivement.
Voulez-vous de
la prose ? les rues sont sales, il y a des tas de chiens partout,
on se tord le pied dans les pavés mal joints, on respire
une poussière qui ne sent pas bon : les vieux Turcs,
et même les jeunes, ne se lavent pas plus qu'il ne faut ;
il fait une chaleur atroce ; des rencontres hideuses, animaux
morts, pourritures de toute espèce offensent le regard ;
êtes-vous content ? Moi, le ravissement me fait battre
le cœur, car j'ai reconnu les Scheiks de l'Orient : ce pauvre
savetier, dans sa gravité solennelle, semble dire comme Abraham :
"Je suis prince parmi mon peuple ! ", ces Tartares m'apportent
le souffle de la vie indépendante, ces Tcherkesses me parlent
de résistance héroïque au pied du Caucase ;
lorsqu'une femme la tête enveloppée du yachmak arrête
sur moi ses yeux si profonds et si doux, la porte du harem s'est
entrebâillée, j'y pénètre sur ses pas ;
le saïs qui flatte la croupe reluisante de son cheval ;
le capitan qui passe, un arsenal dans la ceinture ; cette fontaine
au grillage dentelé, avec son toit de pagode tout constellé
d'étoiles, et la coupe de bronze où le mendiant vient
tremper ses lèvres ; le derviche en robe blanche, au
bonnet pointu, qui me frôle et me jette un coup d'œil oblique ;
le convoi funèbre que précède le prêtre
arménien au front voilé de crêpe noir, les torches
que tiennent les acolytes, le cercueil où l'on porte à
visage découvert la jeune morte ; ces races diverses,
ces idiomes étrangers des pays où se lève le
soleil, tout resplendit, tout est vrai, rien ne m'arrachera ma belle
vision.
À
Constantinople, 1867
Tandis
qu'on enregistre les bagages, tout s'entasse dans le caravansérail.
Nous avons près de nous une Arménienne, pâle,
un peu grasse,
figure à la Paul Véronèse, qui tient un petit
enfant dans ses bras. L'expression est modeste, les longues paupières
restent abattues, une dignité tempérée de langueur
règne dans l'attitude, les sourcils abondants et peints se
séparent en deux arcs épais, le menton garde quelque
mollesse, le visage a trop de rondeur, cette carnation est trop
flasque, on se sent en présence d'un ordre de beauté
très différent de nos idées, pourtant il faut
l'admirer ; et pendant que la jeune mère allaite son
enfant comme ferait une madone, on contemple ce cou blanc et plein
qui s'épanouit sans voile ; huit rangs de perles s'enroulent
sur la poitrine ; les bras ronds portent de larges bracelets ;
des anneaux constellés de turquoises, de rubis et de diamants
ornent les doigts effilés ; une veste de soie rose laisse
flotter des manches de gaze, les cheveux ondulés se tordent
sous le mouchoir de soie à fanfreluches. L'Arménienne
reste immobile ; son petit garçon, les joues rebondies,
la chevelure ébouriffée, pris tout d'une pièce
dans son vêtement brodé d'or et d'argent, s'accoude
aux genoux de la mère ; de l'autre côté,
la sœur appuie un visage blême où brillent de grands
yeux noirs sur sa main fluette ; et le mari, un homme jeune,
mince, au nez droit, au long profil, erre autour des siens, enveloppé
d'un caftan amarante que double une épaisse fourrure d'astrakan,
par quarante degrés de chaleur...
À Constantinople, 1867
Foules de Stamboul.
À cette
heure la nuit s'avoisine ; vous laisser seul au beau milieu
de Stamboul, ce serait un procédé que l'islam désavoue ;
je vous ramène donc par le dédale des rues.
Le turbé
d'Achmet, aïeul de Mahmoud, vous présente ses gigantesques
cercueils coiffés de turbans, voilés de châles
merveilleux, entourés de cierges énormes, avec les
tombes des femmes et des enfants que réunit la cour extérieure.
Vous voudriez
vous arrêter à cette fontaine emprisonnée sous
une dentelle de fer, si fraîche dans l'ombre de son kiosque,
et demander au vieillard qui mesure l'eau derrière le grillage
cette coupe de cuivre qu'il tend aux femmes turques échelonnées
sur les degrés ; mais le giaour ne doit pas souiller
de ses lèvres impures l'onde qu'a fait sourdre Allah pour
les fidèles ; passons. La foule, vive et leste, glisse
en un double courant, et vous ne vous lassez pas du changeant aspect
de ces flots humains. Parmi les Osmanlis, vous distinguez vite l'homme
de peine, l'homme peu lavé, le provincial raboteux, du Turc
poli, lettré, au teint blanc, à la carnation délicate
qu'entretient l'usage des bains, à la barbe soyeuse teinte
d'un noir de jais, à la gravité princière,
enveloppé dans son caftan moelleux qu'enrichissent les plus
rares pelleteries.
Çà
et là, un Oriental très blond étonne vos regards ;
il a je ne sais quelle dureté de physionomie, rendue plus
sensible encore par ses moustaches d'un or fauve et ses yeux d'un
bleu pâle : c'est un Kurde, le revers méridional
de l'Ararat l'a vu naître. Écartez-vous, le Scheik
de la police, digne, impassible, sa barbe blanche étalée
sur la poitrine, s'avance, monté sur un cheval arabe que
deux saïs, courant des deux côtés, maintiennent
à l'amble. Ne vous arrêtez pas à contempler
ces femmes voilées qui se rendent au bain, suivies de la
négresse dont les mains délicates et noires portent
le mouchoir de soie où s'empaquettent les robes de rechange
avec les parfums. Dans le Petit-Champ-des-morts, ici, des Bohémiens,
errant parmi les tombes, préparent leur campement du soir
en face de la Corne d'Or, toute frangée de vieilles tours,
de balcons, de coupoles et de minarets.
L'obscurité
s'est faite. Une marche, celle de Widdin, éclate dans la
caserne des zouaves, près de notre logis ; la cour du
monument s'emplit de torches, un pacha vient d'arriver à
l'improviste, il inspecte les troupes, elles passent en bon ordre ;
les tambourins et les cymbales coupent le chant très doux
qui rappelle celui des almées, le fifre en dessine la mélodie ;
les pas, nets et précis, marquent le temps, puis la mesure
s'accélère, elle s'emporte, à l'assaut, à
la charge, les hordes se précipitent, et le même cri
sauvage termine tout brusquement, et toujours il me semble entendre
quelque tigre jeter son hurlement par les déserts.
À Constantinople, 1867
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Théophile
Gautier
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Cette vue
est si étrangement belle, que l'on doute de sa réalité.
On croirait avoir devant soi une de ces toiles d'opéra faites
pour la décoration de quelque féerie d'Orient et baignées,
par la fantaisie du peintre et le rayonnement des rampes de gaz,
des impossibles lueurs de l'apothéose. Le palais de Seraï-Bournou
avec ses toits chinois, ses murailles blanches crénelées,
ses kiosques treillagés, ses jardins de cyprès, de
pins parasols, de sycomores et de platanes ; la mosquée
du sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre ses six minarets
pareils à des mâts d'ivoire ; Sainte-Sophie, élevant
son dôme byzantin sur d'épais contreforts rayés
transversalement d'assises blanches et roses, et flanquée
de quatre minarets ; la mosquée de Bayezid, sur laquelle
planent comme un nuage des bouffées de colombes ; Yeni-Djami ;
la tour du Séraskier, immense colonne creuse qui porte à
son chapiteau un stylite perpétuel guettant l'incendie à
tous les points de l'horizon ; la Suléimanieh avec son
élégance arabe, son dôme pareil à un
casque d'acier, se dessinent en traits de lumière sur un
fond de teintes bleuâtres, nacrées, opalines, d'une
inconcevable finesse, et forment un tableau qui semble plutôt
appartenir aux mirages de la fata Morgana qu'à la prosaïque
réalité. L'eau argentée de la Corne d'Or reflète
ces splendeurs dans son miroir tremblant, et ajoute encore à
la magie du spectacle ; des vaisseaux à l'ancre, des
barques turques carguant leurs voiles ouvertes comme des ailes d'oiseaux,
servent, par leurs tons vigoureux et les noires hachures de leurs
agrès, de repoussoirs à ce fond de vapeur à
travers laquelle s'ébauche avec les couleurs du rêve
la ville de Constantin et de Mahomet Il.
Je sais, par des
amis qui ont fait avant moi le voyage de Constantinople, que ces
merveilles ont besoin, comme les décorations de théâtre,
d'éclairage et de perspective ; quand on approche, le
prestige s'évanouit, les palais ne sont plus que des baraques
vermoulues, les minarets que de gros piliers blanchis à la
chaux ; les rues étroites, montueuses, infectes, n'ont
aucun caractère ; mais qu'importe, si cet assemblage
incohérent de maisons, de mosquées et d'arbres colorés
par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel
et la mer ? L'aspect, quoique résultant d'illusions,
n'en est pas moins vraiment beau.
Constantinople,
1853 lire la suite sur Gallica
C'est dans ces
miradores que les femmes de la classe aisée de Malte passent
leur vie, guettant le moindre souffle de la brise de mer, ou affaissées
sous les énervantes influences du sirocco. On aperçoit
de la rue leur bras blanc accoudé, et l'on voit briller le
coin de leur noire prunelle, ce qui vous distrait agréablement
de vos contemplations architecturales. – Les Maltaises, chose
rare parmi les femmes qui se laissent diriger dans leur toilette
plutôt par la mode que par le goût, ont eu le bon esprit
de conserver leur costume national, du moins dans la rue. Ce vêtement,
appelé faldetta, consiste en une espèce de
jupon d'une coupe particulière et dont on s'encapuchonne
en élargissant ou en rétrécissant l'ouverture,
maintenue par une petite baguette de baleine, selon que l'on veut
plus ou moins laisser voir son visage.
La faldetta
est uniformément noire comme un domino, dont elle a tous
les avantages, plus une grâce refusée aux informes
sacs de satin qui gazouillent en carnaval au foyer de l'Opéra ;
on cache une joue et un œil du côté de la personne
dont on veut ne pas être vu, on rejette la faldetta en arrière
ou on la remonte jusque sur le nez, suivant les circonstances. C'est
le bal masqué transporté en pleine rue. Sous ce capuchon
de taffetas noir, assez semblable aux thérèses de
nos grand-mères, on porte habituellement une robe rose ou
lilas à grands volants. Autant que j'en ai pu juger lorsqu'un
souffle propice faisait voltiger le voile mystérieux, les
Maltaises se rapprochent du type oriental par leur grand œil arabe,
leur teint pâle et leur nez généralement aquilin.
Constantinople,
1853
lire la suite sur Gallica
Vivier, qui
est descendu avec moi, déclare sentir le besoin de civiliser
cette île sauvage et d'apprendre aux naturels la véritable
manière de faire des bulles de savon remplies de fumée
de tabac, perfectionnement qu'ils ne paraissent pas soupçonner,
si l'on doit s'en rapporter à leur physionomie. Nous entrons
dans un café, où Vivier demande avec un flegme imperturbable
de l'eau, du savon, du papier et une pipe. Cette demande surprend
un peu le cafetier, qui se dit en lui-même : "Ce voyageur
est propre, il désire se laver les mains", et apporte innocemment
tout ce qui est nécessaire à la confection des bulles.
À la première bulle qui s'échappe du tube,
opalisée par la fumée blanche insufflée dans
sa frêle enveloppe, la surprise arrête la tasse de café
sur la lèvre des consommateurs. Un autre globe transparent
et muni, comme un ballon, d'un parachute opaque, monte à
son tour dans l'air et balance au soleil tous les reflets du prisme ;
alors l'admiration n'a plus de bornes : un grand cercle se
forme et suit avec intérêt les bulles voltigeantes.
Quand l'enthousiasme est assez surexcité, Vivier, qui sait
ménager ses effets, vide les blouses du billard et lance
sur le drap vert, comme pour remplacer les boules d'ivoire, un nombre
égal de bulles carambolant et roulant au moindre souffle.
Regardez
comme ils se civilisent, me dit Vivier en me montrant un Grec moustachu
et de physionomie truculente qui tournait un morceau de savon dans
un verre d'eau, saisi de la fièvre d'imitation ; déjà
leurs mœurs s'adoucissent. Au bout d'un quart d'heure, l'on aurait
cru le café occupé par une bande de jongleurs indiens :
ce n'étaient que boules qui montaient et descendaient. Une
heure après, toute l'île était occupée
à souffler de l'eau de savon et de la fumée par des
cornets de papier, avec toute la gravité que mérite
une occupation si sérieuse. — Pourquoi s'étonner
de ce que les habitants de Syra se soient amusés d'un spectacle
qui a fait tenir pendant six mois le nez en l'air, sur la place
de la Bourse, à tous les badauds de Paris ?
Constantinople,
1853
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Alphonse
de Lamartine
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Ce soir,
par un clair de lune splendide qui se réverbérait
sur la mer de Marmara et jusque sur les lignes violettes des neiges
éternelles du mont Olympe, je me suis assis seul sous les
cyprès de l'échelle des morts, ces cyprès qui
ombragent les innombrables tombeaux des musulmans, et qui descendent
des hauteurs de Péra jusqu'aux bords de la mer ; ils
sont entrecoupés de quelques sentiers plus ou moins rapides,
qui montent du port de Constantinople à la mosquée
des derviches tourneurs. Personne n'y passait à cette heure,
et l'on se serait cru à cent lieues d'une grande ville, si
les mille bruits du soir, apportés par le vent, n'étaient
venus mourir dans les rameaux frémissants des cyprès.
Tous ces bruits, affaiblis déjà par l'heure avancée ;
chants de matelots sur les navires, coups de rames des caïques
dans les eaux, sons des instruments sauvages des Bulgares, tambours
des casernes et des arsenaux ; voix de femmes qui chantent,
pour endormir leurs enfants, à leurs fenêtres grillées ;
longs murmures des rues populeuses et des bazars de Galata ;
de temps en temps le cri des muezzins du haut des minarets, ou un
coup de canon, signal de la retraite, qui partait de la flotte mouillée
à l'entrée du Bosphore, et venait, répercuté
par les mosquées sonores et par les collines, s'engouffrer
dans le bassin de la Corne d'Or, et retentir sous les saules paisibles
des eaux douces d'Europe ; tous ces bruits, dis-je, se fondaient
par instants dans un seul bourdonnement sourd et indécis,
et formaient comme une harmonieuse musique où les bruits
humains, la respiration étouffée d'une grande ville
qui s'endort, se mêlaient, sans qu'on pût les distinguer,
avec les bruits de la nature, le retentissement lointain des vagues,
et les bouffées du vent qui courbaient les cimes aiguës
des cyprès. C'est une de ces impressions les plus infinies
et les plus pesantes qu'une âme poétique puisse supporter.
Tout s'y mêle, l'homme et Dieu, la nature et la société,
l'agitation intérieure et le repos mélancolique de
la pensée. On ne sait si on participe davantage de ce grand
mouvement d'êtres animés qui jouissent ou qui souffrent
dans ce tumulte de voix qui s'élèvent, ou de cette
paix nocturne des éléments qui murmurent aussi, et
enlèvent l'âme au-dessus des villes et des empires,
dans la sympathie de la nature de Dieu.
Le sérail,
vaste presqu'île, noire de ses platanes et de ses cyprès,
s'avançait comme un cap de forêts entre les deux mers,
sous mes yeux. La lune blanchissait les nombreux kiosques, et les
vieilles murailles du palais d'Amurath sortaient, comme un rocher,
du vert obscur des platanes. J'avais sous les yeux et dans la pensée
toute la scène où tant de drames sinistres ou glorieux
s'étaient déroulés depuis des siècles. Tous ces drames apparaissaient devant moi avec leurs personnages
et leurs traces de sang ou de gloire.
Clair
de lune, 1835
Mademoiselle
Malagamba a ce genre de beauté que l'on ne peut guère
rencontrer que dans l'Orient : la forme accomplie, comme elle
l'est dans la statue grecque ; l'âme révélée
dans le regard, comme elle l'est dans les races du Midi ; et
la simplicité dans l'expression, comme elle n'existe plus que
chez les peuples primitifs, quand ces trois conditions de la beauté
se rencontrent dans une seule figure de femme, et s'harmonisent sur
un visage avec la première fleur de l'adolescence ; quand
la pensée rêveuse et errante dans le regard éclaire
doucement, de ses rayons humides, des yeux qui se laissent lire jusqu'au
fond de l'âme, parce que l'innocence ne soupçonne rien
à voiler ; quand la délicatesse des contours, la
pureté virginale des lignes, l'élégance et la
souplesse des formes, révèlent à l'œil cette
voluptueuse sensibilité de l'être né pour aimer,
et mêlent tellement l'âme et les sens, qu'on ne sait,
en regardant, si l'on sent ou si l'on admire : alors la beauté
est complète, et l'on éprouve à son aspect cette
complète satisfaction des sens et du cœur, cette harmonie de
jouissance qui n'est pas ce que nous appelons l'amour, mais qui est
l'amour de l'intelligence, l'amour de l'artiste, l'amour du génie
pour une œuvre parfaite. On se dit : il fait bon ici ; et
l'on ne peut s'arracher de cette place où l'on vient de s'asseoir
tout à l'heure avec indifférence, tant le beau est la
lumière de l'esprit et l'invincible attrait du cœur.
Voyage
en Orient, 1835
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Pierre
Loti
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Et vite, après
ce dîner, un cheval de louage, pour m'enfuir...
Dans la belle nuit
d'étoiles, je descends par le Petit-Champ-des-Morts ;
je chemine ensuite dans Galata, qui est en pleine fête, et
enfin, quittant cette rue bruyante, je m'arrête au bord de
l'eau, à l'entrée d'un pont qu'on ne voit pas finir,
mais qui s'en va se perdre au loin dans l'obscurité confuse.
Là, tout change brusquement, comme change un décor
de féerie au coup de sifflet des machinistes. Plus de foule,
ni de lumières, ni de tapage : une profonde trouée
de nuit et de silence est devant moi ; un bras de mer étend
son vide tranquille entre ces quartiers assourdissants que je viens
de traverser et une autre grande ville, d'aspect fantastique, qui
apparaît au-delà sur le fond étoilé de
la nuit, en silhouette toute noire dentelée de minarets et
de dômes. Elle se profile si haut que les coupoles de ses
mosquées, s'exagérant dans les buées enveloppantes,
prennent des proportions de montagnes. C'est un soir de Ramadan.
Alors, à tous les étages de ces minarets, autour de
leurs galeries festonnées, brillent des rangs de feux en
couronnes, et, dans le vide, entre ces flèches de pierre
qui pointent en plein ciel, des inscriptions lumineuses suspendues
par d'invisibles fils effraient comme des signes apocalyptiques
tracés dans l'air avec du feu.
J'ai hâte
d'être là ; un attrait, une indicible émotion
de souvenir me fait presser le pas, dans l'obscurité de l'interminable
pont qui mène, à travers ce bras de mer, à
cette ville si noire. À mesure que j'approche, montent toujours
plus haut les coupoles et les minarets avec leurs couronnes de feux.
Me voici à leur pied ; je quitte le plancher mouvant
du pont pour les cailloux et les fondrières d'une première
place obscure qui domine la masse superbe d'une mosquée :
je suis à Stamboul !
Je vais tourner
le dos aux quartiers neufs, aux boulevards récemment alignés
dans les parages de Sainte-Sophie et de la Sublime Porte, qu'éclairent
maintenant, hélas ! des becs de gaz, où circulent
des voitures, des équipages d'ambassade promenant d'aventureux
voyageurs. C'est vers le Vieux-Stamboul, encore immense, Dieu merci !
que je me dirige, montant par de petites rues aussi noires et mystérieuses
qu'autrefois, avec autant de chiens jaunes couchés en boule
par terre, qui grognent et sur lesquels les pieds buttent. Mon Dieu !
pourvu que quelque édile ne me les détruise pas, ces
chiens !... J'éprouve une sorte de volupté triste,
presque une ivresse, à m'enfoncer dans ce labyrinthe, où
personne ne me connaît plus – mais
où je connais tout, comme m'en ressouvenant de très
loin, d'une vie antérieure...
Constantinople, Les
Capitales du monde, 1892
Au-dessus de
nos têtes, sur ces hauteurs qui nous dominent, le Péra
cosmopolite va commencer d'éclairer ses grandes boutiques
européennes aux étalages copiés sur ceux de
Londres ou de Paris, et continuera, aux lumières, son va-et-vient
de voitures, à la façon d'Occident. Le soir, au lieu
de calmer là-haut l'agitation incessante de la vie, va l'exaspérer
plutôt, à la lueur du gaz. Empressements de touristes
revenant de leurs excursions du jour, et se hâtant, avant
la nuit tombée, de regagner le bercail rassurant, la table
d'hôte servie à l'anglaise, la rue où l'on se
sent comme en Europe ; extravagances de toilettes, risquées
par des Levantines aux grands yeux lourds, qui auraient été
si jolies vêtues en Grecques, en Arméniennes ou en
juives. Et, dans cet amusant pêle-mêle, la note d'Orient
donnée quand même par beaucoup de fez rouges qui circulent,
par des équipes de portefaix aux costumes bariolés
de broderies qui remontent de la ville basse, des rues plus orientales
d'en dessous, ou bien encore – comme on est là très
haut au-dessus de la mer – par des échappées
de lointain apparaissant entre les banales maisons à plusieurs
étages : un peu de Marmara au bleu assombri, un peu
de la côte d'Asie perdue dans le crépuscule...
Constantinople, Les
Capitales du monde, 1892
La passivité,
la douce endurance semblent les caractéristiques de cette
race inoffensive, élégante d'allure sous ses haillons,
mystérieuse dans son immobilité millénaire,
et capable d'accepter avec la même indifférence tous
les jougs qui passent. Pauvre belle race aux muscles infatigables,
où les hommes, qui remuèrent jadis les grandes pierres
des temples, ne connaissaient point de fardeaux trop lourds ;
où les femmes, avec leurs bras graciles, pâlement basanés,
avec leurs mains toutes petites, dépassent de beaucoup en
force nos plus massives paysannes. Pauvre belle race de bronze !
Sans doute elle fut trop précoce et donna trop jeune son
étonnante fleur, en des temps où, sur la terre, les
autres humanités végétaient obscurément
encore ; sans doute sa résignation présente lui
est venue comme une lassitude, après tant de siècles
d'effort et d'expansive puissance. Elle détenait jadis la
lumière du monde, et la voici tombée depuis plus de
deux mille ans à cette sorte de sommeil fatigué, qui
a rendu la tâche facile aux conquérants d'autrefois
comme aux exploiteurs d'aujourd'hui...
La
Mort de Philae, 1908
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Gérard
de Nerval
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Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme
épargne, l'habit mystérieux des femmes donne à
la foule qui remplit les rues l'aspect joyeux d'un bal masqué ;
la teinte des dominos varie seulement du bleu au noir. Les grandes
dames voilent leur taille sous le habbarah de taffetas léger,
tandis que les femmes du peuple se drapent gracieusement dans une
simple tunique bleue de laine ou de coton (khamiss), comme
des statues antiques. L'imagination trouve son compte à cet
incognito des visages féminins, qui ne s'étend pas
à tous leurs charmes. De belles mains ornées de bagues
talismaniques et de bracelets d'argent, quelquefois des bras de
marbre pâle s'échappant tout entiers de leurs larges
manches relevées au-dessus de l'épaule, des pieds
nus chargés d'anneaux que la babouche abandonne à
chaque pas, et dont les chevilles résonnent d'un bruit argentin,
voilà ce qu'il est permis d'admirer, de deviner, de surprendre,
sans que la foule s'en inquiète ou que la femme elle-même
semble le remarquer. Parfois les plis flottants du voile quadrillé
de blanc et de bleu qui couvre la tête et les épaules
se dérangent un peu, et l'éclaircie qui se manifeste
entre ce vêtement et le masque allongé qu'on appelle
borghot laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux
bruns se tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes
de Cléopâtre, une oreille petite et ferme secouant
sur le col et la joue des grappes de sequins d'or ou quelque plaque
ouvragée de turquoises et de filigrane d'argent. Alors on
sent le besoin d'interroger les yeux de l'Égyptienne voilée,
et c'est là le plus dangereux. Le masque est composé
d'une pièce de crin noir étroite et longue qui descend
de la tête aux pieds, et qui est percée de deux trous
comme la cagoule d'un pénitent ; quelques annelets brillants
sont enfilés dans l'intervalle qui joint le front à
la barbe du masque, et c'est derrière ce rempart que des
yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séductions
qu'ils peuvent emprunter à l'art. Le sourcil, l'orbite de
l'œil, la paupière même, en dedans des cils, sont avivés
par la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu
de sa personne qu'une femme a le droit de faire voir ici.
Je n'avais pas
compris tout d'abord ce qu'a d'attrayant ce mystère dont
s'enveloppe la plus intéressante moitié du peuple
d'Orient ; mais quelques jours ont suffi pour m'apprendre qu'une
femme qui se sent remarquée trouve généralement
le moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le
sont pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l'on ne peut leur
en vouloir. C'est bien là le pays des rêves et de l'illusion !
La laideur est cachée comme un crime, et l'on peut toujours
entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse
et beauté.
J'interromps ici
mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour,
heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de mérite
qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où
la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps,
comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ;
d'autres où tout se traîne en sensations inappréciables
ou peu dignes d'être notées. Te parlerai-je de mes
pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui
n'offriraient qu'une topographie aride, au milieu d'hommes dont
la physionomie ne peut être saisie qu'à la longue,
et dont l'attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup
moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées
des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que
je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie ;
l'âge féodal m'entoure avec ses institutions immobiles
comme la pierre du donjon qui les a gardées.
Âpres montagnes,
noirs abîmes, où les feux de midi découpent
des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines,
qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées
des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts
dont le pied s'allonge dans les champs de braise du désert ;
horizons lointains des vallées que la mer emplit à
moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de
cèdre et de cinnamome ; rochers sublimes où retentit
la cloche des ermitages ; fontaines célébrées
par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le
soir, portant sur le front leurs urnes élancées ;
oui, vous êtes pour l'Européen la terre paternelle
et sainte, vous êtes encore la patrie ! Laissons Damas,
la ville arabe, s'épanouir au bord du désert et saluer
le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et
le Carmel sont l'héritage des croisades : il faut qu'ils
appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à
ce que la croix symbolise, à la liberté.
Scènes de la vie orientale. II. Les femmes du Liban, 1850
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Stamboul, illuminée,
brillait au loin sur l'horizon, devenu plus obscur, et son profil
aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté,
rappelant ces dessins piqués d'épingles que les enfants
promènent devant les lumières. Il était
trop tard pour s'y rendre, car, à partir du coucher du soleil,
on ne peut plus traverser le golfe. "Convenez, me dit le vieillard,
que Constantinople est le véritable séjour de la liberté.
Vous allez vous en convaincre mieux tout à l'heure. Pourvu
qu'on respecte les chiens, chose prudente d'ailleurs, et qu'on allume
sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi libre
ici toute la nuit qu'on l'est à Londres... et qu'on l'est
peu à Paris !"
Il avait tiré de sa poche une lanterne de fer-blanc dont
les replis en toile s'allongeaient comme des feuilles de soufflet
qui s'écartent, et y planta une bougie : "Voyez, reprit-il,
comme ces longues allées de cyprès du Grand Champ
des Morts sont encore animées à cette heure." En effet,
des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient
çà et là en froissant les feuilles des buissons ;
des caquetages mystérieux, des rires étouffés
traversaient l'ombre des charmilles. L'effet des lanternes voltigeant
partout aux mains des promeneurs me faisait penser à l'acte
des nonnes de Robert – comme
si ces milliers de pierres plates éclairées au passage
eussent dû se lever tout à coup ; mais non tout
était riant et calme ; seulement, la brise de la mer
berçait dans les ifs et dans les cyprès les colombes
endormies. Je me rappelai ce vers de Goethe :
Tu souris sur
des tombes, immortel Amour !
Cependant nous
nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois
à contempler l'admirable spectacle de la vallée qui
descend vers le golfe, et de l'illumination couronnant le fond bleuâtre,
où s'estompaient les pointes des arbres où, par places,
luisait la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues
aux mâts des vaisseaux.
Voyage
en Orient, 1851
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Marco Polo
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Le livre du Grand Khan
de Chine et la description des grandes merveilles de l'Inde.
Pour savoir l'entière
vérité sur les différentes contrées
du monde, prenez ce livre et lisez-le : vous y trouverez les
grandes merveilles de la Grande Arménie, de la Perse, des
Tartares, de l'Inde et de bien d'autres pays, comme notre livre
vous les contera méthodiquement, merveilles que messire Marco
Polo, savant et illustre citoyen de Venise, raconte pour les avoir
vues. Il y a un certain nombre de choses qu'il n'a pas vues, mais
qu'il a entendues de gens absolument sûrs. Aussi donnerons-nous
les choses vues pour vues et les entendues pour entendues afin que
notre livre soit vrai et sincère, sans le moindre mensonge.
Que chacun qui entendra lire ce livre ou le lira lui fasse confiance
parce qu'il ne s'agit que de choses vraies. Car je vous fais savoir
que, depuis que Notre Seigneur a créé Adam notre premier
père, il n'y a eu personne en aucune race qui parcourût
et connût autant des différentes terres du monde que
ce messire Marco Polo. Aussi a-t-il pensé que ce serait grand
dommage qu'il ne fît mettre par écrit ce qu'il avait
vu et entendu de sûr, afin que les gens qui ne l'ont ni vu
ni entendu le connussent grâce à ce livre – et
j'ajoute qu'il est resté bien vingt-six ans à s'informer
dans ces différentes terres –
et ce livre, comme il était dans la prison de Gênes,
il l'a fait mettre en bon ordre par messire Rusticien, pisan, qui
était dans cette même prison en l'année de l'incarnation
du Christ 1298.
Le
Devisement du monde, 1298
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Jan Potocki
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Vous serez
peut-être étonnés d'apprendre que dans le grand
nombre de voyageurs qui abordent en cette ville il en soit très
peu qui puissent en rapporter des idées un peu exactes. Rien
cependant n'est plus vrai : les plus observateurs ont épuisé
leur curiosité à visiter les monuments de la Grèce
et n'envisagent les Turcs que comme les destructeurs des objets
de leur culte. Ils arrivent pleins de cette idée, se logent
dans le quartier des Francs et daignent à peine traverser
une fois le port pour aller voir la mosquée de Sainte-Sophie
et revenir chez eux.
Nourrie par l'étude
de l'histoire et de la littérature des Orientaux, ma curiosité
m'a fait suivre une autre marche. Depuis près d'un mois je
passe les journées entières à parcourir les
rues de cette capitale, sans autre but que de me rassasier du plaisir
d'y être. Je me perds dans ses quartiers les plus reculés,
j'erre sans dessein et sans plan. Je m'arrête ou je poursuis
ma course, décidé par le motif le plus léger.
Je reviens souvent aux lieux dont on m'avait défendu l'entrée
et j'éprouve qu'il en est peu d'inaccessibles à l'opiniâtreté,
et surtout à l'or. Les mots jassak (défense),
o/mas (cela ne se peut), les premiers qui retentissent aux
oreilles d'un étranger, sont enfin étouffés
par la voix de l'intérêt. Ce sentiment plus fort même
que celui de la crainte m'a déjà ouvert les palais
des Grands, les sanctuaires de la religion, ceux de la beauté
où s'élèvent et se vendent les jeunes filles
destinées à faire l'ornement des harems, tous lieux
que n'a jamais vus le commun des voyageurs. Quelquefois le hasard
et l'hospitalité naturelle aux Orientaux viennent au-devant
de ma curiosité ; mais on sent bien que de pareils hasards
ne sont que pour ceux qui savent les chercher.
Voyages
en Turquie et en Égypte faits en l'année 1794
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Alexis
de Valon
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Sur le
devant de sa boutique, au milieu de son petit étalage, un
vieux Turc à longue barbe, immobile comme un mannequin, est
accroupi fumant alternativement sa pipe et mangeant des concombres
verts. Dans un coin, près d'un réchaud allumé
est assis un enfant qui prépare le café de son maître.
Loin de vous appeler, de vous vanter ses marchandises, le vieux
Turc se renferme dans le mutisme le plus complet et ne paraît
prendre aucun souci de son négoce. Votre interprète
lui demande-t-il s'il possède tel ou tel objet que vous désirez :
il répond soit en fermant les yeux à demi et en faisant
claquer sa langue contre son palais, signe négatif par excellence
dans tout le Levant, soit par un imperceptible mouvement d'épaules
qui veut dire : je n'en sais rien, cherchez. On fouille sa
boutique, on ouvre ses tiroirs sans que le plus souvent il daigne
même tourner la tête. Quand rien ne vous convient, vous
le laissez impassible au milieu de sa boutique bouleversée.
Si au contraire vous lui faites demander le prix d'une arme ou d'une
paire de pantoufles, il énonce d'une voix gutturale un chiffre
qui est ordinairement le double de celui qu'il veut avoir ;
vous lui en offrez la moitié, il tend la main, prend votre
argent, et souffle par le nez une bouffée de fumée.
L'enfant remet toutes choses en ordre, se rassoit auprès
du réchaud, et le marchand reprend son éternelle contemplation.
Une
année dans le Levant, 1846
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