L'expérience du voyage
 
 

L'emploi au XVIIe siècle du mot voiage pour désigner tant le déplacement que son récit suggère des relations étroites entre l'expérience vécue et l'écriture. Pourtant, ce lien ne va pas de soi.

Au Moyen Âge, croisades, pèlerinages, missions diplomatiques et commerce poussent les hommes sur les chemins, sans qu'ils éprouvent le besoin de relater leurs aventures. C'est que la pérégrination ne constitue pas une expérience de l'Autre et ne modifie aucunement la vision d'un monde ordonné par Dieu. L'homo viator ne s'ouvre pas au lointain mais effectue un retour à la patrie perdue sans détourner son attention du but. Lors de ses "voyages d'outre-mer", d'où la curiosité est proscrite, l'Autre est absent. Ne sont livrés, en guise de description du monde, que des guides impersonnels rédigés à l'intention d'autres pèlerins.

 
 
  Pourtant, c'est au Moyen Âge que nous devons le prototype du récit de voyage : Le Devisement du monde ou Le Livre des merveilles du monde (1298), qui exalte autant les merveilles de l'Asie que les exploits du héros Marco Polo. La reconnaissance de la curiosité comme vertu, l'émergence d'un sujet critique conscient de sa singularité fondent le récit de voyage. Marco Polo jette un regard personnel sur un monde neuf, l'Extrême-Orient, au-delà de cet espace si symbolique qu'est le Proche-Orient. Il corrige les erreurs concernant les coutumes, la flore et la faune, tout en accordant sa description avec le merveilleux médiéval. Le Devisement est surtout une division du monde : au centre, le royaume de Cathay, véritable utopie d'une cité idéale sécularisée, se substitue au paradis terrestre ; tout autour, le monde sauvage de la mer du Sud, peuplé de monstres, est plus exotique que mythique.

   
       
 
 
  Creuset de l'ancien et du nouveau, les récits des voyageurs épousent et soutiennent les systèmes de pensée de chaque époque, faisant apparaître ici et là des écarts que les successeurs viennent combler. Ainsi, Jean de Léry, dans son Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil (1578), porte un témoignage direct, personnel, déjà moderne, sur les sauvages. À propos du même pays, son contemporain André Thevet, lui, compile encore doctement les savoirs antiques, ainsi qu'en témoignent ses portraits des "Amazones" hérités de Tacite et d'Hérodote. Il en est de même au XVIIe siècle, une période où les voyages n'ont pas toujours bonne réputation. Le siècle de Louis XIV, replié sur le pouvoir centralisateur, s'intéresse encore peu au Nouveau Monde, préférant le Levant au Ponant. Mais le "voyagiste" semble incarner un idéal de rationalisme : il offre le tableau d'un monde stable et ordonné. Le début du Discours de la méthode de Descartes n'est-il pas rédigé dans le style du récit de voyage ? À l'âge classique, les allégories sont convoquées pour légitimer la grande mission confiée aux aventuriers. Les épopées du retour d'Ulysse et de l'errance d'Énée sont réinterprétées à l'aune des arpenteurs modernes. Dans les récits, on attribue même aux "sauvages" et aux "Capitaines Amériquains" une éloquence toute théâtrale qui n'est pas sans rappeler celle des Anciens.
 
 
 
 

suite : l'expérience de l'Autre