|
|
|
Au XVIe
siècle, les voyageurs décrivent les rivages abordés
en ramenant l'inconnu au connu. Mais comment nommer la nouveauté ?
Dans les récits de voyage se distinguent deux manières
d'évoquer l'Autre.
À la vue des Indiens,
les premiers navigateurs sont d'abord muets, comme si le langage
n'était pas prêt à exprimer cette effarante
altérité. La nudité du sauvage qui frappe tant
les explorateurs symbolise aussi ce vide. De même, le surgissement
du sauvage sur le rivage juste après l'épreuve de
la tempête suggère la violence du choc. Jean de Léry
diffère alors une description impossible : "Et parce
que ce furent les premiers sauvages que je vis de près, je
vous laisse à penser, si je les regardai attentivement, encore
que je me réserve de les décrire et dépeindre
longuement à un moment plus approprié." Les prétéritions
et les comparaisons disent maladroitement leur singularité :
"N'étant point plus grands, plus gros ou plus petits de stature
que nous sommes en Europe, [ils] n'ont le corps ni monstrueux ni
prodigieux par rapport au nôtre." Plus tard, au contact des
indigènes, Léry portera à l'inverse un regard
"sauvage" sur la communauté européenne.
|
|
|
|
Dans Les Immémoriaux (1907),
Victor Segalen, pour échapper au pittoresque qui escamote
l'Autre, confie la parole aux Maoris. Il décrit, chez son
récitant polynésien, cette même aphasie que
celle qui avait saisi les premiers découvreurs plus de trois
siècles auparavant. La seconde attitude de l'écrivain
consiste à ramener l'Autre à soi-même, à
en faire le miroir d'une civilisation qui interroge ses fondements.
La sédentarité du voyageur humaniste se définit
en opposition à l'errance blâmable du sauvage. Les
parallèles implicites entre les deux cultures abondent.
Chateaubriand esquisse le portrait d'un Turc despotique et fanatique,
dans Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) :
"De pâles adorateurs rôdent sans cesse autour du temple,
et viennent apporter leurs têtes à l'idole. [...] Les
yeux du despote attirent les esclaves comme les regards du serpent
fascinent les oiseaux dont il fait sa proie."
|
|
|
|
On le voit, la représentation
de l'étranger devient alors extrêmement simplificatrice.
Sa valeur essentiellement picturale culmine dans les scènes
de genre aux nombreux poncifs. Néanmoins, même s'il
mène parfois à un exotisme de pacotille, le stéréotype
relève d'un code social partagé et établit
une connivence avec le lecteur. Rompre avec les conventions pour
rester fidèle à l'étranger, c'est souvent prendre
le risque de ne pas être compris par son semblable.
Les mirages de l'Orient miroitent dans
un lexique rarement expliqué, mais dont les connotations
assurent le dépaysement : effendi, cadi, cafetan,
agas... Cependant, le voyageur peut aussi bien accueillir les
mots de l'Autre dans un texte polyphonique, en signe de respect.
En 1581, Montaigne rédige son Journal de voyage en
italien au fur et à mesure qu'il s'imprègne de l'Italie,
puis il revient au français dès qu'il franchit le
Mont-Cenis. En somme, tout dépend de l'usage du monde.
|
|
|
|
suite : la
rêverie du lointain
|
|