Les fantasmes : la rêverie du lointain
 
 
 

Le récit de voyage présente nécessairement une succession de lieux. Si l'espace s'intériorise, il demeure investi d'un imaginaire collectif.

   

 
 
 

Naturellement, certaines destinations sont privilégiées. L'Afrique, longtemps ignorée, reste un monde immuable, un univers de l'inconscient et du dérèglement. En revanche, les valeurs affectées aux autres régions du monde se modifient. Avec Tocqueville, l'Amérique, qui, au XVIIIe siècle, représentait la nature originelle, édénique, devient un symbole de l'avenir. La Russie, médiévale pour le romantique marquis de Custine, aura, pour Gide, l'attrait d'une utopie futuriste. Auparavant, cette fonction d'anticipation était dévolue à la Hollande, fréquentée par les philosophes des Lumières. L'Extrême-Orient, plus cosmopolite qu'exotique, parut longtemps inaccessible, mais il est, pour les poètes du XXe siècle, une terre de prédilection mystérieuse qui inspire "un voyage au fond de soi" chez Segalen, "un regard de miroir" chez Michaux. Cependant, s'il est un espace qui attire les écrivains français, c'est l'Orient. Le Levant, qui porte en lui une tradition diplomatique et commerciale, change de nom pour devenir un lieu de création. L'Orient aux contours indécis intéresse parce qu'il rassemble toutes les strates de l'histoire religieuse, faisant s'y côtoyer juifs, chrétiens et musulmans. Il offre donc le ressourcement dans la "grande mer universelle" auquel aspire Nerval dans Voyage en Orient (1851). Fascinant, il allie tous les contraires : raffinement et barbarie, volupté et spiritualité, sagesse et démesure, menace et séduction. Paradoxalement, cet Orient bigarré, fortement théâtralisé, saturé de références livresques, ce lieu où résonne toute la mémoire des hommes, devient, à partir du milieu du XIXe siècle, un espace vide qui, semblable à la page toujours renouvelée du carnet de voyage, peut faire affleurer une nouvelle écriture. Qu'importe l'Orient, pourvu qu'on l'invente !

 
 
 

À la rêverie sur les continents s'ajoute un code propre aux différents milieux. La Renaissance avait découvert la campagne, un univers à l'état d'ébauche, mi-civilisé, mi-naturel, un intermédiaire entre la ville et le désert. Les marcheurs du XIXe siècle, eux, y débusquent des sites pittoresques, remarquables par les beaux effets que procure la perspective. Les villes, uniques étapes du Grand Tour, rassemblent toutes les valeurs de la civilisation et sont longtemps fréquentées pour leurs bibliothèques. Les confins, forêt, mer, montagne ou désert, représentent un espace divin, initiatique, où l'homme ne peut avoir sa place sans s'exposer au péril. Si les romantiques aiment à surplomber ces lieux à leur lisière pour relier le visible à l'invisible, retrouver l'unité perdue, les écrivains postérieurs préfèrent, eux, les traverser et éprouver leur corps dans une mystique du dénuement. On ne recherche plus le centre, mais les confins du monde.
 

 
 
 

suite : le livre du monde