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Le paysage est aussi une construction
culturelle reposant sur des connaissances livresques. Chez Chateaubriand,
les références se substituent même à
la description quand il raconte son voyage en Orient : "Je
n'entrerai point dans la description particulière de chaque
monument, je renvoie aux ouvrages que j'ai souvent cités."
Devenu un guide à son tour, le récit du pèlerinage
de Chateaubriand dispense de description ; "Impossible d'en
parler après lui : il a tout moissonné sur la
terre de Chanaan", déclare Forbin dans le Voyage dans
le Levant (1819). De même, avant de parcourir les campagnes
russes en 1989, le poète-paysan Jean-Loup Trassard évoque
une nature littéraire, "le fond du jardin touffu où
l'on va cueillir des framboises dans les pièces de Tourgueniev
[...], la poussière et la boue des ornières où
roule une voiture à chevaux dans Les Âmes mortes de
Gogol" (Campagnes de Russie). C'est que le monde se lit comme
un livre.
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La métaphore du "livre du monde"
ne signifie plus, chez les voyageurs modernes, que la nature est
un texte écrit par Dieu, dont il faut retrouver le sens ;
elle met surtout en valeur le rôle prépondérant
de la lecture. On voyage parce qu'on a lu, mais aussi pour lire.
Si Cendrars erre de bibliothèque en bibliothèque,
Gide transporte la sienne au Congo pour écrire. De l'analogie
entre lecture, voyage et écriture naît toute une esthétique
de la variation. À l'aube du XIXe
siècle, les écrivains renoncent à ajouter un
savoir à des connaissances déjà pléthoriques.
Si la répétition s'enlise vite dans les poncifs, la
diversité des points de vue offre aux écrivains la
liberté de dire indéfiniment le monde, puisque l'enjeu
réside dans le regard personnel et non plus dans le savoir
encyclopédique. Qu'importe si le monde est déjà
connu puisque chaque regard est singulier ! C'est pourquoi
les écrivains n'hésitent pas à s'essayer au
genre en parcourant les mêmes lieux, en Grèce, en Égypte,
à Jérusalem... Chaque écrivain-voyageur s'insère
dans une généalogie tout en s'en démarquant.
C'est donc au moment où le récit de voyage ne peut
plus prétendre révéler le monde qu'il entre
en littérature. Ce perpétuel dialogue avec les prédécesseurs,
fait de corrections, de dénégations, de glissements
et de décalages, constitue une des dynamiques du genre. L'aventure
se vit désormais dans l'écriture et non plus dans
le parcours du monde.
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L'Ailleurs, nimbé de légendes,
ne tient pas toujours ses promesses. Michel Leiris, parti en quête
d'une Afrique rêvée, marche sur les traces de Rimbaud
et de Roussel ; il veut "de la terre rouge, de la végétation,
des sauvages nus comme dans les livres d'images", mais, tout au
long de son journal, L'Afrique fantôme (1934), il ne
cesse de dire son désappointement devant la réalité
et abandonne vite les descriptions. La culture devient un obstacle
en Abyssinie, où la figure de Rimbaud obscurcit l'horizon :
"La haute silhouette famélique qui m'a toujours hanté
se dresse entre le soleil et moi."
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Certains
voyageurs en rupture avec l'érudition occidentale décèlent
le texte au sein même de la nature. Gauguin, par exemple, se
détourne de l'Occident pour retrouver le mystère de
la culture polynésienne : "Sur le sol pourpre, de longues
feuilles serpentines d'un jaune métallique me semblaient les
caractères écrits de quelque lointaine langue orientale"
(Noa Noa, 1894). Michel Butor approfondit la métaphore
du monde-livre dans Génies du lieu (1958) et voit dans
les modes de déplacement des manières différentes
d'écrire des textes sur le sol : le nomade suit les animaux
à la trace et décrypte les signes de la végétation,
tandis que les découvreurs inscrivent des signes sur les terres
nouvelles en dressant des croix et en érigeant des monuments.
Enfin, Butor remplace le livre du monde par le dictionnaire :
"La terre est pour moi un grand dictionnaire et il y a certains mots
qui sont des villes." Et l'Amérique, dans Mobile, étude
pour une représentation des États-Unis (1962), se
présente comme un lexique de mots classés par ordre
alphabétique qui ne prend sens que dans le voyage que le lecteur
réalise à son gré. C'est le livre qui, par l'acte
de la lecture, devient terre d'aventures.
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suite
: voyageur-écrivain, écrivain-voyageur
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