Les nouveaux horizons
 
 
 
 

Le récit de voyage, au XXe siècle, explore les limites du genre, pas tant pour le parodier, comme le faisaient Stendhal ou Nerval, que pour le "déconstruire" et saper une de ses composantes.

L'imaginaire s'oriente vers ce que le sociologue Jean-Didier Urbain appelle le "voyage des interstices". Dans un monde quadrillé, saturé de multiples réseaux, le voyageur ne recherche plus la nouveauté dans un ailleurs, mais les vestiges d'aventures de plus en plus rares dans notre société. Marc Augé mène l'enquête d'Un ethnologue dans le métro (1986), François Maspero explore la banlieue parisienne dans Les Passagers du Roissy-Express (1990). Ce renversement de l'ici en là-bas conduit à l'"infra-ordinaire" que scrute Georges Perec dans sa Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (1975). L'instant présent est rejeté avec des voyages dans le temps, Cendrars, dans Bourlinguer (1948), juxtapose plusieurs périodes de son existence dans un même lieu, tandis que Segalen, dans Les Immémoriaux, égrène le passé à partir du moment où les Européens ont bafoué les droits d'autres peuples.
 

     
 
 
 

 
Le voyage s'immobilise enfin avec Jacques Réda et Nicolas Bouvier : ce dernier, grand voyageur s'il en fut, raconte des escales et, dans sa dernière publication, Le Poisson-Scorpion (1985), il décrit une claustration dans une île qui l'oblige à toujours revenir sur ses pas. Le voyage littéraire est donc malmené, mais il se réinvente. L'écriture du voyage dit souvent la perte, le désenchantement d'une conscience coupable. "Voyager aujourd'hui, selon Vincent Jacq dans Odeurs d'îles, odeurs d'encre (1991), c'est comme passer de l'ignorance à l'amertume sans même avoir appris." Elle dit aussi la perte de soi. Le voyage n'est plus perçu comme un moyen de s'enrichir, mais plutôt comme un acte de dépossession.

 
 
 

En cette fin de siècle, l'écriture du voyage apparaît comme un rempart contre un syncrétisme culturel qui sème l'Ailleurs partout et donc nulle part. Sa prédilection pour la figure emblématique du nomade invite à interroger nos rapports avec l'espace sur une planète menacée. Elle enjoint l'Occidental à ne plus façonner le monde à son usage, mais à en voir les multiples visages. Dans ses chants à plusieurs voix, elle fait entendre une cohésion humaine, et, en les écoutant, on se surprend parfois à rêver de solidarité.