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Alors qu'il est au Caire depuis trois
mois, Nerval écrit à Théophile Gautier.
Celui-ci, resté à Paris, travaille à l'écriture
d'un ballet égyptien, La Péri, sans toutefois
être jamais allé en Égypte. Nerval, en bon camarade,
pense aux décors du futur spectacle :
"Je voudrais te peindre un kiosque
qui est à Ronda mais je ne peux pas ; c'est un
escalier de terrasses avec des berceaux de verdure se surmontant
par étages, jusqu'au pavillon placé en haut, [...]
puis force cyprès d'un effet triste et charmant avec des
colombes qui se perchent sur la pointe. Mais ce qui est merveilleux
et que je puis encore moins rendre ce sont des plates-bandes formant
des dessins de tapis, des fleurs, des dessins en tamarins très
hauts. Cela a quelque chose de funèbre où l'on sent
que les femmes doivent se promener au clair de lune, autour des
bassins. Il y a des bosquets de jasmins ou de myrtes taillés
ainsi circulaires, des citronniers taillés uniformément
en quenouille, des orangers chargés de fruits, mais non taillés
– de grandes galeries peintes formant volières, un pavillon
de marbre à colonnes où les femmes se baignent sous
les yeux du maître. Je regrette de ne pouvoir t'envoyer mon
épreuve daguerréotypée de ce dernier qui est
à Schoubra ; quelque peintre t'en donnerait le dessin ;
il y a des crocodiles et des lions qui versent de l'eau, c'est illuminé
pour les fêtes. Tout cela peut se faire en effet de nuit avec
la lune, je regrette bien de n'être pas près de toi
pour t'expliquer tout mais en prenant pour motif les jardins de
Schoubra on ferait quelque chose de ravissant."
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Ce fragment constitue la première
preuve, et presque la seule, attestant que Nerval s'essaye à
la pratique daguerrienne. Mais c'est aussi le seul "daguerréotype"
qui nous reste de Nerval, puisqu'aucune des images qu'il a pu exécuter
pendant son voyage n'est parvenue jusqu'à nous : un daguerréotype
rêvé, une image typiquement nervalienne, qu'aucun appareil
photographique n'aurait été alors capable de reproduire.
Ce qui attire Nerval, après les nombreux effets colorés
des bosquets de jasmins et de myrtes, des citronniers et des orangers
chargés de fruits, ce sont les ambiances nocturnes, ce moment
où les femmes se promènent au clair de lune autour des
bassins illuminés pour les fêtes. Telle est l'épreuve
qu'il aurait souhaité produire pour l'envoyer à Gautier.
Si le daguerréotype effectivement réalisé ne
lui est pas montré, c'est probablement parce que ce cliché
ne représente qu'une image bien insatisfaisante de la réalité
qu'il souhaite évoquer, ainsi qu'il le laisse entendre en suggérant
qu'un peintre serait mieux à même de transcrire son sentiment.
Mis à part ce bref passage,
aucune autre mention de l'appareil n'apparaît tout au long de
la correspondance qui nous permet de suivre Nerval pendant l'année
1843 à travers l'Égypte, le Liban et la Turquie. Même
les lettres à son père, souvent pleines de détails
sur ses activités, ne fournissent aucun renseignement sur son
utilisation du daguerréotype. Tout ce que l'on sait, c'est
que Nerval veut "essayer de la vie orientale tout à fait",
c'est-à-dire louer une maison, se marier, s'habiller à
l'orientale et assister à des fêtes traditionnelles :
se noyer dans la population du Caire et observer la vie égyptienne
de l'intérieur. Malheureusement, il trouve devant lui le spectacle
d'un Orient qui contraste sévèrement avec l'idéalisation
qu'il s'en était faite depuis Paris : "En Afrique, on
rêve l'Inde, comme en Europe on rêve l'Afrique ;
l'idéal rayonne toujours au-delà de notre horizon
actuel."
Nerval formulera cette déception
face à l'Orient moderne dans un récit parallèle :
une lettre adressée à Théophile Gautier et
publiée dans le Journal de Constantinople du 6 septembre
1843. Cette lettre traduit bien la ruine du rêve qu'il projetait
sur l'Orient, et sur l'Égypte en particulier :
"Mon ami, que nous réalisons
bien tous les deux la fable de l'homme qui court après la
fortune et de celui qui l'attend dans son lit. Ce n'est pas la
fortune que je poursuis, c'est l'idéal, la couleur,
la poésie, l'amour peut-être, et tout cela t'arrive
à toi qui restes, en m'échappant à moi qui
cours. Une fois, imprudent, tu t'es gâté l'Espagne
en l'allant voir, et il t'a fallu bien du talent ensuite et bien
de l'invention pour avoir le droit de n'en pas convenir. Moi j'ai
déjà perdu, royaume à royaume et province à
province, la plus belle moitié de l'univers, et bientôt
je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves ;
mais c'est l'Égypte que je regrette le plus d'avoir chassé
de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs !..."
En s'associant à cette image
du voyageur moderne qui court à travers le monde, il révise
sans doute les raisons qui lui ont fait quitter la France. Et, malgré
tout le bien qu'a pu lui faire ce voyage, il n'est pas ce personnage
rompu aux mystères des techniques et des possibilités
du monde moderne, tout prêt à aller confronter ses
rêves à la réalité : "Aussi bien,
c'est une impression douloureuse, à mesure qu'on va plus
loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout
ce bel univers qu'on s'est créé jeune, par les lectures,
par les tableaux et par les rêves."
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Quelle place le daguerréotype occupe-t-il
dans ce bilan ? À peu près aucune : il est
passé à la trappe de la désillusion et des difficultés
techniques. "Le daguerréotype est revenu en bon état,
sans que j'aie pu en tirer grand parti", écrit-il à
son père. C'est qu'en 1843, on ne s'improvise pas photographe :
"L'artiste qui débute dans la carrière, celui dont les
essais timides et incertains ont le plus besoin des indications fermes,
des révélations magiques fournies par le photographe,
l'homme enfin qui veut suivre sa vocation en dépit des obstacles
sans nombre que lui opposent les exigences de la vie, devait renoncer
à se faire suivre par l'arsenal daguerrien." Nerval ne semble
pas disposé à outrepasser ces difficultés :
"Les composés chimiques nécessaires se décomposaient
dans les climats chauds ; j'ai fait deux ou trois vues tout au
plus [...]."
Le daguerréotype ne résiste
pas à la réalité de l'Orient et à l'image
que Nerval veut en conserver. Pour clore ce chapitre, le poète
conclut : "Heureusement j'ai des peintres amis, comme Dauzats
et Rogier, dont les dessins valent mieux que ceux du daguerréotype.
– Oh ! si j'étais peintre !... mais on ne
peut tout faire à la fois." Peut-on en effet s'appliquer
à reproduire une réalité qui nous déçoit,
rêver du dessin et pratiquer le daguerréotype ?
Au final, le procédé s'avère n'avoir rien de
commun avec ce que Nerval avait poursuivi, c'est-à-dire l'idéal,
la couleur, la poésie et l'amour. Déçu par
son sujet, l'Orient, autant que par l'outil photographique, Nerval
transgresse une des premières règles du récit
orientaliste : le réalisme. Ce recul devant la réalité,
par lequel il délaisse son daguerréotype au profit
d'autres activités, se retrouve au cœur du récit final,
publié en 1851, qui fait le portrait d'un Orient en partie
rêvé dans lequel Nerval n'est plus l'opérateur
photographe, mais uniquement le spectateur désabusé
d'un phénomène qui accompagne la disparition de l'Orient
dans lequel il aurait aimé voyager.
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Le daguerréotype
au cœur du Voyage en Orient
Le Voyage en Orient de Nerval
mêle adroitement les éléments autobiographiques,
la fiction et les citations d'ouvrages dont l'auteur s'est nourri
avant, pendant et après son séjour.
Le meilleur moyen pour Nerval
de tirer profit de sa malheureuse expérience daguerrienne
est de la mettre à distance.
Ainsi l'histoire de ce photographe,
ami de Camille Rogier, qui exerçait à Constantinople,
et dont l'aventure nous est relatée dans la dernière
partie du Voyage en Orient, "Les nuits du Ramazan", parue
en feuilleton au cours du printemps 1850. Venu à Constantinople
"pour faire fortune, au moyen du daguerréotype", cet opérateur
"recherchait les endroits où se trouvait la plus grande affluence".
Ayant décidé de planter son "instrument reproducteur
sous les ombrages des Eaux-Douces", il repère un enfant jouant
sur le gazon : "L'artiste eut le bonheur d'en fixer l'image
parfaite sur une plaque. [...] Puis dans sa joie de voir une épreuve
si bien réussie, il l'exposa devant les curieux, qui ne manquent
jamais dans ces occasions." Mais l'histoire ne s'interrompt pas
là ; le photographe est appelé par la mère
de l'enfant :
"L'artiste parut devant la dame,
qui lui déclara qu'elle l'avait fait venir pour qu'il se
servît de son instrument en faisant son portrait de la même
façon qu'il avait employée pour reproduire la figure
de son enfant.
– Madame, répondit
l'artiste, ou du moins il chercha à le faire comprendre,
cet instrument ne fonctionne qu'avec le soleil. – Eh bien !
attendons le soleil, dit la dame.
C'était une veuve, heureusement
pour la morale musulmane."
Cette dépendance au soleil
coûtera bien des mésaventures à l'opérateur :
séquestré trois jours durant, il ne devra son salut
qu'à la fuite, abandonnant du même coup son gagne-pain,
le daguerréotype, "précieux instrument, dont à
cette époque on n'aurait pas retrouvé de pareil dans
la ville".
Si, dans Le Voyage en Orient,
Nerval se plaît à utiliser le daguerréotype
comme sujet romanesque, c'est aussi parce qu'il peut ironiser une
fois de plus sur la daguerréotypomanie et sur le culte
de la réalité qui l'accompagne. Le récit est
pour lui l'occasion de tirer les conclusions de son expérience,
grâce au recul de l'écriture. Le Voyage en Orient
révèle une opposition empirique, qui vise précisément
l'"esprit" du daguerréotype, l'illusion trompeuse qui avait
décidé Nerval à se munir de l'appareil sept
ans plus tôt.
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suite : le daguerréotype à l'épreuve de la littérature
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