Le daguerréotype à l'épreuve de la littérature
 
 

"[Nerval] était parmi nous, écrit Théophile Gautier, le seul lettré dans l'acception où se prenait ce mot au milieu du XVlIle siècle. Il était plus subjectif qu'objectif, s'occupait plus de l'idée que de l'image, comprenait la nature un peu à la façon de Jean-Jacques Rousseau, dans ses rapports avec l'homme ; n'avait qu'un goût médiocre aux tableaux et aux statues [...]." Nerval, pionnier de la redécouverte de l'art du XVIlle siècle sous Louis-Philippe, et plus particulièrement de la peinture de Watteau, ne témoigne pas d'une sensibilité particulière à l'égard de l'art pictural. Lorsqu'il se réfère à Watteau, ce n'est pas pour en analyser I'œuvre, mais pour mieux souligner une atmosphère, une ambiance, figurer un décor. Il se sent proche des récits qu'évoque cette peinture : les fêtes galantes, l'île de Cythère –  autant de fictions que l'on retrouve dans ses textes.

Aussi, il ne faut pas s'étonner de voir cet adepte des miniatures du XVe siècle dédaigner le daguerréotype et abandonner son appareil après deux ou trois essais infructueux. Le daguerréotype ne représente pas pour Nerval une avancée dans le domaine des images, mais bien plus une régression devant les possibilités offertes par le dessin. Recommandant à Gautier l'œuvre d'un peintre exposé au Salon de 1849, il lui suggère pour son article le passage suivant : "M. Pidoux a exposé un seul portrait au crayon qui suffit pourtant pour donner une idée de la manière originale de cet artiste. C'est du daguerréotype animé." Ébloui par la virtuosité de ce dessinateur, Nerval croit déceler ce qui, en effet, manque au daguerréotype : le mouvement, la vie qui semble animer les personnages croqués par Pidoux. Il manque à la photographie l'effet Pidoux, c'est-à-dire cette liberté qui accorde au dessin et à la peinture de jouer avec le temps pour créer des fictions, ces mêmes fictions que Nerval apprécie chez Watteau et qu'il crée lui-même par la littérature.

     
 
 

 


Or c'est précisément par le biais de la littérature que Nerval choisit, en 1852, d'exprimer véritablement son hostilité : des Nuits d'octobre est extrait ce qui reste une de ses sentences les plus célèbres contre le daguerréotype. Ce récit, paru en feuilleton dans L'Illustration entre octobre et novembre 1852, est inspiré par ses promenades dans et autour de Paris. Le style fait figure d'exception dans son œuvre : "Le seul article que j'aie écrit dans le genre réaliste [...] n'était qu'une sorte d'imitation satirique de Dickens, de sorte que je n'oserais me mettre au rang des maîtres du genre !" S'essayant au réalisme, Nerval choisit de s'intéresser au Paris nocturne, celui des bas-fonds, qui s'éveille alors que le soleil quitte le ciel de la capitale et que le photographe replie son appareil jusqu'au lendemain. Il évoque au passage cet instrument qui lui est cher et qui symbolise alors le réalisme par excellence : au Palais-Royal, rue de Valois, Nerval et son camarade s'arrêtent devant l'ancien Athénée, devenu "le splendide estaminet des Nations", où se trouvent regroupés, pour la jeunesse, "tous les exercices qui peuvent développer sa force et son intelligence". L'organisation des étages semble être faite dans l'ordre inverse avec, au rez-de-chaussée, le café-billard, au premier étage la salle de danse, et au deuxième la salle d'escrime et de boxe. Ce n'est qu'au dernier étage qu'apparaît l'atelier du photographe : "[...] au troisième, le daguerréotype, instrument de patience qui s'adresse aux esprits fatigués, et qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité."

Dix ans après, il semble que Nerval n'ait toujours pas oublié l'expérience orientale, son daguerréotype et toute la technique, la connaissance et la patience nécessaires au praticien.

L'expérience du daguerréotype commence, pour Nerval, par son échec en Orient et son refus d'opposer "le miroir de la vérité" à ses rêves, à ses illusions et au récit final. Elle se poursuit logiquement par Les Nuits d'octobre, autre voyage, alors que l'auteur se confronte une nouvelle fois au réalisme. Ici Nerval semble inscrire la conclusion définitive du Voyage en Orient par ces mots : "Voilà l'histoire fidèle de trois nuits d'octobre, qui m'ont corrigé des excès d'un réalisme trop absolu." Tout comme la pratique du daguerréotype, le réalisme est décidément trop dangereux.

 
 
 

suite : Nerval et son image