L'aventure des daguerréotypistes
par Sylvie Aubenas
 
 

Le premier homme dont on sache qu'il songea à se munir de l'invention de Daguerre pour rapporter des "souvenirs" d'Orient fut Frédéric Goupil-Fesquet (1817-?). Lesté de son appareil, il accompagna en Égypte, dès 1839, son oncle, le peintre Horace Vernet. Parti en octobre, donc moins de trois mois après l'annonce de cette nouvelle merveille du progrès – l'invention de la photographie –, il eut la surprise de rencontrer sur place, le 9 novembre, un voyageur canadien, Joly de Lotbinière (1789-1865), qui avait eu la même idée : il était donc, au mieux, premier ex aequo. Ce compagnon de route, "touriste amateur" comme l'appelle déjà Goupil-Fesquet, photographia les mêmes sites que lui, à ses côtés.

 
 
 

Dans le récit qu'il publia en 1843, Goupil-Fesquet évoque ses premières tentatives : "Grâce au soin que j'ai apporté au polissage et à la préparation de mes plaques, j'espère obtenir une très belle épreuve de l'aspect extérieur de la citadelle du Caire, et pendant que mon artiste mécanique travaille, je me promène sous quelques ruines [...] et je fais des vœux photogéniques." Ces vœux ne se réalisent pas toujours, et le malheureux essuie des échecs qui suscitent l'hilarité ou l'impatience de ses compagnons de voyage. Après plusieurs tentatives infructueuses devant les pyramides, lieu dont il comprit aussitôt qu'il fallait à tout prix ramener l'image, il s'en sort in extremis : "Il me paraissait bien humiliant de rentrer au Caire sans ramener aucun souvenir des monuments les plus célèbres du monde, en dépit des dénigrements de mes compagnons qui menaçaient de jeter le daguerréotype au Nil, comme un bagage de surcroît ; j'ai la patience, et à moi seul il est vrai, de préparer encore une dizaine de planches que je polis tant bien que mal et avec toute la rapidité possible ; je m'avise de faire le contraire des prescriptions de M. Daguerre et, grâce à cet expédient, j'obtiens successivement quatre et cinq épreuves tant du sphinx que des pyramides, en laissant les images exposées pendant quinze minutes au soleil."

 
 
 
  Ce premier photographe résume en ces quelques mots les traits que l'on retrouvera dans tous les récits ultérieurs des photographes amateurs. Les monuments les plus célèbres sont leur cible préférée : en agissant de la sorte, dès l'invention de la photographie, ils reproduisent plus ou moins consciemment la logique déjà à l'œuvre dans le choix des vues lithographiées ou gravées sur acier, que l'on trouve dans les keepsakes à la mode dans les années 1830. Ils ne cherchent à photographier ni le détail pittoresque, ni les habitants – pourtant, le temps de pose, de moins de deux minutes à Alexandrie selon Goupil-Fesquet, grâce à l'air marin, l'aurait permis. Ensuite, comme on voyage rarement seul, le photographe a régulièrement une place à part dans le groupe, tour à tour objet de curiosité, de raillerie ou d'admiration. Enfin, les difficultés techniques, que Goupil-Fesquet résout par une trouvaille paradoxale, sont un leitmotiv : la lourdeur et la complexité propres des procédés, avant 1880, sont encore aggravées par le climat torride, sec, venteux ou au contraire trop humide, la lumière trop vive, la poussière qui s'insinue partout, ainsi que par le problème constant de l'eau et de l'obscurité, indispensables pour procéder aux opérations de développement qui doivent impérativement se faire dans la foulée de la prise de vue.

   

À Goupil-Fesquet succédèrent, dans les années 1840, beaucoup de daguerréotypistes voyageurs : le peintre et lithographe Girault de Prangey (1804-1892) entreprit en 1842 un voyage tout autour de la Méditerranée (Grèce, Égypte, Syrie, Palestine et Turquie). Il en rapporta en 1844 près de mille plaques, chiffre qui constituerait un exploit même s'il s'agissait de négatifs papier ou sur verre. Sa moisson d'images resta à son usage personnel et ne fit l'objet, de son vivant, ni de publications, ni de commentaires. Vint ensuite Jules Itier qui, en route vers la Chine, photographia la vallée du Nil jusqu'à Philae en décembre 1845 et janvier 1846 (trente daguerréotypes).

     


Nerval était parti lui aussi vers l'Orient en octobre 1842, pour un périple qui alla de l'Égypte à la Turquie en passant par le Liban. On sait qu'il s'était muni de l'appareillage du daguerréotypiste amateur, mais il ne reste hélas aucune trace du résultat. Il rejoint en cela Théophile Gautier et Eugène Piot, partis pour l'Espagne dès 1840, munis de matériel photographique, mais dont nous ne connaissons aucune image.

     
Les vues prises au daguerréotype, premier procédé photographique commercialisé, positif direct (donc unique) sur plaque de cuivre argenté, ne pouvaient être alors diffusées que par l'intermédiaire de l'estampe. Aussi ces premières images, dont la plupart des originaux sont perdus, furent-elles connues sous forme de lithographies, comme les vues de Goupil-Fesquet dans Les Excursions daguerriennes publiées par Lerebours en 1842.