Lettre de Jean-Jacques Ampère à Sainte-Beuve,
"Une course dans l'Asie Mineure",
Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1842
 

Mon cher ami,
Après le plaisir de voyager, le plus grand est de raconter ses voyages ; mais le plaisir de celui qui raconte est rarement partagé par celui qui écoute ou qui lit. Aujourd'hui nul pays n'est nouveau, tout le monde a été partout, et il faut avoir autant de confiance que j'en ai dans votre amitié pour oser vous adresser le récit d'une course en Ionie et en Lydie. Je n'ai qu'une excuse : cette course dans un pays un peu moins connu que l'Italie et la Grèce m'a intéressé vivement ; ce n'est pas une raison pour que mon récit intéresse les autres, mais c'en est une pour moi de chercher à communiquer à un ami le plaisir que j'ai éprouvé, et de ne pas lui dérober sa part, comme dirait Montaigne. Ayant ainsi fait la paix avec ma conscience, qui murmurait un peu quand j'ai pris la plume pour écrire des impressions de voyage, je cède à la tentation, aux mauvais exemples, et je commence mon odyssée, qui ne sera pas longue, heureusement.
Ayant une quinzaine de jours devant nous, Mérimée et moi, nous formâmes le projet d'aller de Smyrne à Éphèse, de pousser jusqu'à Magnésie sur le Méandre, où les ruines du temple ionique de Diane offraient une tentation puissante à notre ami, grand amateur et vrai connaisseur en fait d'architecture hellénique, puis de gagner Sardes, où il y avait encore des chapiteaux ioniques à voir, et de revenir de Sardes à Smyrne.
Ce voyage, qui n'est pas considérable, avait bien pour nous ses difficultés ; nous ne trouvions personne à Smyrne qui fût allé directement de Magnésie à Sardes ; les guides qui connaissaient le chemin étaient absents ou malades ; le seul que put nous procurer l'infatigable obligeance de M. le baron de Nerciat n'était jamais allé plus loin qu'Éphèse. Ce guide nous fut recommandé comme Français, mais il n'avait de français que le nom, Marchand, comme le valet de chambre de Napoléon : du reste, une étrange figure qui tenait du juif, du Turc et du nègre ; parlant fort bien le turc et le grec, mais le français très peu. Force nous fut de nous mettre en route avec ce singulier personnage et le postillon turc Ahmet, qui, lui non plus, n'avait jamais entendu parler de Sardes. Nous voilà donc partis à la grâce de Dieu, pour faire une centaine de lieues dans un pays dont nous ne connaissions pas la langue, avec des guides qui ne connaissaient pas le chemin.

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