Comtesse de Gasparin, Journal d'un voyage au Levant, préface de la première édition, 1850
 

L'auteur, en écrivant ces trois gros volumes, avait un but... il en avait même deux : faire partager à ses amis les vives jouissances qu'il éprouvait lui-même ; désennuyer honnêtement son prochain.
Ce dernier but est plus sérieux qu'il ne semble : l'ennui est profondément immoral ; il est le père de beaucoup de vices ; qui sait si nous ne lui devons pas les commotions qui bouleversent l'Europe.
Grande ambition, que celle de désennuyer ! aussi, l'auteur ne s'adresse pas aux esprits difficiles ; ceux-là s'ennuient souvent il est vrai, mais sont-ils amusables ? – L'auteur s'adresse aux esprits simples ; par malheur, ceux-là ne s'ennuient presque jamais. De sorte que les trois gros volumes en question courent grand risque de faire leur chemin dans le monde, sous les auspices de l'épicier du coin.
Autre chance ! – Il s'agit bien d'ennui, maintenant ! Les secousses politiques, les révolutions sociales nous laissent-elles le temps de respirer ! Notre âme travaillée, a-t-elle une pensée pour ce qui n'est pas événement ? Est-ce quand des questions de vie et de mort s'agitent tous les jours dans nos rues ; est-ce quand le présent nous attriste, quand l'avenir nous épouvante, qu'il faut venir nous parler de pyramides, et de chameaux, et de Bédouins, et d'indépendante existence dans le désert ?
– Peut-être. – Ce qui fait le charme de la pâle primevère de mars, n'est-ce pas la neige de février ? – Qui sait si l'espoir de rencontrer quelques scènes paisibles, quelque reflet de la sérénité des lieux où se lève le soleil ; un monde, des hommes, des mœurs, des impressions très différentes de notre vieux monde et de nos vieilles impressions n'attirera pas un. deux. trois lecteurs, vers ces pages qui osent s'épanouir presqu'au milieu de l'émeute !
Ce journal... est un journal. C'est-à-dire qu'il a tous les inconvénients du genre. Il manque de vues d'ensemble, souvent de perspective ; il ressemble un peu à un tableau qui n'aurait que le premier plan ; encore plus peut-être à un paravent chinois. Il est subjectif. L'auteur y succombe, sans le vouloir, à la tentation de parler de lui ; et, sans le vouloir encore, à celle de se peindre en beau. Malgré ses bonnes intentions, et il en avait beaucoup, l'auteur sent bien qu'il s'est cogné contre tous les écueils.
Pourquoi publier, alors ? Hélas, parce que ce journal est un projet chéri, qui a coûté quelques peines, quelques fatigues. II fallait du courage, pour s'armer d'une écritoire après dix heures de chameau, pour écrire au vent, au soleil, au sable ! Et puis, faut-il le dire ? lorsqu'on pense beaucoup de mal de soi, ou de ses œuvres... on espère toujours se tromper un peu.
– Mais trois volumes ! TROIS VOLUMES !
– Eh bien oui ! trois volumes ! – Voici la raison de l'auteur. II aurait bien voulu ne donner à ses amis que des fragments choisis, empreints d'un cachet d'originalité, que des pages coulées en bronze ! malheureusement, ne coule pas en bronze qui veut ; et, en relisant son journal, le pauvre auteur n'a pas trouvé un seul de ces morceaux-là. Ne pouvant choisir, il donne tout. – D'ailleurs, choses et gens gagnent plus qu'on ne pense à rester dans leur caractère ; ils ne valent même qu'autant qu'ils y restent. Un journal, il est vrai, n'est pas dramatique, n'est pas lyrique, n'est pas politique... ou rarement, n'est pas philosophique... et c'est grand dommage ; mais c'est un journal, il faut en revenir là. C'est une page de la vie ; c'est vous, c'est moi, et d'autres encore ; c'est cet horizon lointain, et c'est ce détail ici tout près ; et si ce n'est pas cela, cela ne vaut rien. – Cet endroit vous ennuie, vous le trouvez languissant, il vous fait bâiller... eh ! c'est justement cet endroit-là qui est le plus vrai ; c'est celui-là peut-être, qui vous fait le mieux comprendre ce que vous éprouveriez en face de ces aspects désolés, au milieu de cette pente rocailleuse, dans ce méchant taudis ; de façon que, le genre admis, vous devez une égale reconnaissance à l'auteur, quand il vous assomme et quand il vous amuse. Voilà pourquoi l'auteur s'est arrêté au mode journal. – II avait bien encore un motif : sa parfaite incapacité à en prendre un autre.