Comtesse de Gasparin, À Constantinople, 1867
 

Foules de Stamboul
À cette heure la nuit s'avoisine ; vous laisser seul au beau milieu de Stamboul, ce serait un procédé que l'islam désavoue ; je vous ramène donc par le dédale des rues.
Le turbé d'Achmet, aïeul de Mahmoud, vous présente ses gigantesques cercueils coiffés de turbans, voilés de châles merveilleux, entourés de cierges énormes, avec les tombes des femmes et des enfants que réunit la cour extérieure.
Vous voudriez vous arrêter à cette fontaine emprisonnée sous une dentelle de fer, si fraîche dans l'ombre de son kiosque, et demander au vieillard qui mesure l'eau derrière le grillage cette coupe de cuivre qu'il tend aux femmes turques échelonnées sur les degrés ; mais le giaour ne doit pas souiller de ses lèvres impures l'onde qu'a fait sourdre Allah pour les fidèles ; passons. La foule, vive et leste, glisse en un double courant, et vous ne vous lassez pas du changeant aspect de ces flots humains. Parmi les Osmanlis, vous distinguez vite l'homme de peine, l'homme peu lavé, le provincial raboteux, du Turc poli, lettré, au teint blanc, à la carnation délicate qu'entretient l'usage des bains, à la barbe soyeuse teinte d'un noir de jais, à la gravité princière, enveloppé dans son caftan moelleux qu'enrichissent les plus rares pelleteries.
Çà et là, un Oriental très blond étonne vos regards ; il a je ne sais quelle dureté de physionomie, rendue plus sensible encore par ses moustaches d'un or fauve et ses yeux d'un bleu pâle : c'est un Kurde, le revers méridional de l'Ararat l'a vu naître. Écartez-vous, le Scheik de la police, digne, impassible, sa barbe blanche étalée sur la poitrine, s'avance, monté sur un cheval arabe que deux saïs, courant des deux côtés, maintiennent à l'amble. Ne vous arrêtez pas à contempler ces femmes voilées qui se rendent au bain, suivies de la négresse dont les mains délicates et noires portent le mouchoir de soie où s'empaquettent les robes de rechange avec les parfums. Dans le Petit-Champ-des-morts, ici, des Bohémiens, errant parmi les tombes, préparent leur campement du soir en face de la Corne d'Or, toute frangée de vieilles tours, de balcons, de coupoles et de minarets.
L'obscurité s'est faite. Une marche, celle de Widdin, éclate dans la caserne des zouaves, près de notre logis ; la cour du monument s'emplit de torches, un pacha vient d'arriver à l'improviste, il inspecte les troupes, elles passent en bon ordre ; les tambourins et les cymbales coupent le chant très doux qui rappelle celui des almées, le fifre en dessine la mélodie ; les pas, nets et précis, marquent le temps, puis la mesure s'accélère, elle s'emporte, à l'assaut, à la charge, les hordes se précipitent, et le même cri sauvage termine tout brusquement, et toujours il me semble entendre quelque tigre jeter son hurlement par les déserts.