Maxime Du Camp, Souvenirs et paysages d'Orient, 1848
 

Qui que tu sois, lecteur, qui vas ouvrir ce livre, sois le bienvenu !
Ta belle action me touche ; et je suis fort tenté de te dire, comme Pallæstra à Dæmones, dans maître M. Accius Plautus : Salve. insperate ! salut, toi que je n'espérais pas !
Cependant je veux être franc avec toi, et t'éviter le péril où tu cours ; écoute donc ceci : Si tu recherches des vues politiques ou commerciales, si tu espères trouver le récit d'attaques de brigands ou d'aventures amoureuses, le soir, au clair de lune, laisse ce livre de côté et retourne à tes affaires.
Je ne me suis point occupé de politique, par la bonne raison que je n'y comprends rien. J'ai bien entendu conter par-ci, par-là, qu'il y avait une question d'Orient, mais je ne saurais dire au juste si ce sont les Russes qui doivent prendre Constantinople, ou si ce sont les Turcs qui doivent prendre Saint-Pétersbourg.
Je n'ai rien dit du commerce : cependant je l'estime, parce qu'il nous apporte les porcelaines de la Chine et les tabacs de la Havane, mais j'ai peine à me mettre dans la tête qu'il puisse servir à autre chose.
Quant aux brigands, ils ne m'ont point fait l'honneur de me dévaliser, et je le regrette, car j'aurais aimé à te raconter quelque sombre histoire, dont je serais sorti triomphant ; cela est de belle tournure et fait plaisir aux dames.
Contrairement à la plupart des voyageurs, mes illustres devanciers, je n'ai point eu, hélas ! de galantes aventures : ne t'en étonne pas, candide lecteur, je suis si maigre !
– Pourquoi donc alors, me diras-tu, avoir fait un livre ?
– D'abord pour le faire, et puis aussi pour te parler des paysages que j'ai vus là-bas, pour te promener dans Constantinople, pour te donner envie d'aller dans le pays du Soleil.
Si le livre est mauvais, excuse-le en faveur de l'intention, et surtout considère : Comme l'auteur est jeune, et c'est son premier pas !