Théophile Gautier, Constantinople, 1853
Cette vue est si étrangement belle, que l'on doute de sa réalité. On croirait avoir devant soi une de ces toiles d'opéra faites pour la décoration de quelque féerie d'Orient et baignées, par la fantaisie du peintre et le rayonnement des rampes de gaz, des impossibles lueurs de l'apothéose. Le palais de Seraï-Bournou avec ses toits chinois, ses murailles blanches crénelées, ses kiosques treillagés, ses jardins de cyprès, de pins parasols, de sycomores et de platanes ; la mosquée du sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre ses six minarets pareils à des mâts d'ivoire ; Sainte-Sophie, élevant son dôme byzantin sur d'épais contreforts rayés transversalement d'assises blanches et roses, et flanquée de quatre minarets ; la mosquée de Bayezid, sur laquelle planent comme un nuage des bouffées de colombes ; Yeni-Djami ; la tour du Séraskier, immense colonne creuse qui porte à son chapiteau un stylite perpétuel guettant l'incendie à tous les points de l'horizon ; la Suléimanieh avec son élégance arabe, son dôme pareil à un casque d'acier, se dessinent en traits de lumière sur un fond de teintes bleuâtres, nacrées, opalines, d'une inconcevable finesse, et forment un tableau qui semble plutôt appartenir aux mirages de la fata Morgana qu'à la prosaïque réalité.
   

L'eau argentée de la Corne d'Or reflète ces splendeurs dans son miroir tremblant, et ajoute encore à la magie du spectacle ; des vaisseaux à l'ancre, des barques turques carguant leurs voiles ouvertes comme des ailes d'oiseaux, servent, par leurs tons vigoureux et les noires hachures de leurs agrès, de repoussoirs à ce fond de vapeur à travers laquelle s'ébauche avec les couleurs du rêve la ville de Constantin et de Mahomet Il.
Je sais, par des amis qui ont fait avant moi le voyage de Constantinople, que ces merveilles ont besoin, comme les décorations de théâtre, d'éclairage et de perspective ; quand on approche, le prestige s'évanouit, les palais ne sont plus que des baraques vermoulues, les minarets que de gros piliers blanchis à la chaux ; les rues étroites, montueuses, infectes, n'ont aucun caractère ; mais qu'importe, si cet assemblage incohérent de maisons, de mosquées et d'arbres colorés par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel et la mer ? L'aspect, quoique résultant d'illusions, n'en est pas moins vraiment beau.


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