Les airs solidifiés

Cet ensevelissement de voix exquises et sonores marque une date : celle de la conciliation définitive de la science et de l’art, de la mécanique et de la musique ; si nous étions encore au temps des dieux de l’Olympe, il n’en faudrait pas davantage pour faire naître un mythe : il y serait conté que l’un des forgerons de Vulcain, dompteur de métaux, aima la Muse de l’harmonie, qu’il en fut aimé, et que de leur mutuel désir naquit un fils, Gramophone, habile à retenir les sons mélodieux et à lancer des disques.
Mais nous vivons – et nous mourons aussi d’ailleurs – en des jours pratiques et matérialistes. Le génie de l'invention a quitté le cœur des poètes pour hanter le cerveau des ingénieurs ; C’est pourquoi ces derniers sont devenus les héros de roman, à qui désormais rêvent les jeunes filles.
L’expérience réalisée par M. Malherbe n’apparaîtra donc à nos descendants que comme la solution d’un curieux problème de physique, celui des « airs solidifiés ». Airs de Verdi, de Massenet, de Gounod, vocalises de la Patti, inspirations de rêve, accents ailés, les voilà pris au vol, saisis, retenus et perpétués. C’est un prodige, une chose qu’on ne peut qu’admirer en s’étonnant.
Pourquoi donc y a-t-il de la tristesse à en lire le récit ? Elle est indéniable, cette impression de mélancolie. Tout le monde l’a sentie. D’où vient-elle ?
Peut-être un égoïsme jaloux qui nous fait songer à ce que nous serons, à ce que sera notre pauvre mémoire lorsque dans un siècle on rouvrira les caveaux de l’Opéra.
Peut-être aussi parce que le charme le plus profond des choses est d’être fugitives, qui si les voix mélodieuses nous bouleversent c’est parce qu’elles se tairont bientôt, que si les roses nous émerveillent c’est parce qu’elles se faneront demain ? 

G.-A. de Caillavet, « Les voix ensevelies », dans le Figaro, Paris, t. 53, n° 362, samedi 28 décembre 1907, p. 1, col. f (cité et retranscrit par Phono-ciné-gazette, mercredi 15 janvier 1908).



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