Le rève de Théophile Gautier

Un don récemment proposé par un Américain au gouvernement français a suscité une large attention, en démontrant les usages illimités que cette merveilleuse invention, la machine parlante, peut permettre. Alfred Clarke [sic], New Yorkais de naissance, mais résident à Paris depuis de nombreuses années, a fait construire une voûte dans les caves de l’Opéra de Paris, dans laquelle ont été placées, hermétiquement scellées, des urnes de plomb contenant plusieurs enregistrements des voix de chanteurs contemporains ainsi que quelques pièces orchestrales. L’idée est de conserver ces enregistrements pour la postérité, de sorte que dans cent ans les notes onctueuses de Calvé, Caruso et Melba puissent être entendues par des gens nés bien des années après la mort de ces artistes.
Ce n’est que plutôt récemment que la machine parlante a été suffisamment perfectionnée pour que la reproduction de la voix humaine devienne satisfaisante et que ces enregistrements puissent de ce fait revêtir un rôle historique et scientifique intéressant pour l’histoire du monde.
Quand M. Clarke [sic] le premier conçut cette idée de perpétuer les voix des grands chanteurs de notre temps, il suggéra son projet à M. Charles Malherbes, l’Archiviste du Musée de l’Opéra de Paris.
En présentant le propos, il demanda à M. Malherbes s’il n’aurait pas aimé connaître avec exactitude comment Mozart interprétait ses sonates ou comment Molière récitait ses comédies. M. Malherbes naturellement répondit qu’une telle information aurait été d’un grand intérêt et d’une grande valeur. Sur quoi M. Clarke dit que ce que nos ancêtres n’avaient pas pu réaliser pour nous, nous pourrions le réaliser pour nos descendants. Il développa alors son plan de conserver dans les archives une collection de pièces vocales et instrumentales qui serait aujourd’hui confiée à l’Opéra, de sorte que les musiciens du XXIe siècle puissent connaître avec exactitude à quel tempo le chef d’un orchestre de l’époque exécutait les œuvres et comment les chanteurs interprétaient leurs rôles. M. Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire au cabinet du Ministère des Beaux-Arts, donna autorité à M. Malherbes pour procéder à la préparation des enregistrements. Commentant la cérémonie de scellage des enregistrements dans le caveau de l’Opéra de Paris, L’Echo de Paris la compare aux funérailles de voix ensevelies. A bien des égards cela décrit bien ce qui s’est passé.
Les enregistrements, spécialement apprêtés pour l’occasion, furent réalisés par Caruso, Scotti, Plançon, Tamagno, Melba, Patti, Schumann-Haink, Boninsegna, Calvé, Kubelik, Renaud, Pugno et d’autres virtuoses et artistes.
Ces précieux disques furent placés dans le caveau ci-dessus mentionné, le caveau et son contenu ayant l’un et l’autre été offerts par M. Clarke, et ils furent acceptés au nom du gouvernement français par M. Dujardin-Beaumetz au cours d’une cérémonie appropriée. Les disques avaient été fabriqués avec une préparation nouvelle de gomme laque qui était considérée comme indestructible. Néanmoins toutes les précautions pour les préserver des ravages du temps furent prises. Elles furent placées dans les archives de l’Opéra. Une plaque sur la porte indique le nom du donateur et la date.
On peut aisément imaginer cette impressionnante cérémonie, qui a eu lieu dans de sombres caves au-dessous de l’Opéra et à laquelle assistèrent beaucoup d’hommes de lettres distingués. L’événement fut considéré comme marquant une nouvelle ère dans les arts.
On avait d’abord pensé placer ces enregistrements dans la bibliothèque de l’Opéra mais il fut décidé qu’il serait moins soumis aux risques d’incendie ou de séisme s’ils étaient placés sous la terre.
Une modification du plan initial de clore le caveau durant cent ans fut également apportée, et il fut admis qu’il pourrait être ouvert après cinquante ans avec la permission du Ministre des Beaux-Arts.
Toutes les parties essentielles d’une machine permettant de jouer les enregistrements furent également placées dans le caveau, de sorte que si à l’époque lointaine où il serait ouvert, la machine parlante avait matériellement changé, ces enregistrements puissent encore être lus.
L’une des circonstances les plus intéressantes en lien avec cette présentation fut le discours de M. Adrien Bernheim, l’un des représentants du gouvernement présents, dans lequel il cita certains écrits de Théophile Gautier antérieurs de soixante ans. Gautier disait alors : « Un jour peut-être le critique, étant devenu plus éclairé, aura à sa disposition des moyens tels que par une notation sténographique il pourra coucher par écrit toutes les nuances de jeu dont use un acteur pour peindre son personnage. Alors nous ne déplorerons plus que tout le génie dépensé sur le théâtre soit complètement perdu pour la postérité. Comme nous avons maintenant des images perpétuées à l’aide de la lumière sur une plaque sensible, ainsi nous aurons acquis le pouvoir d’une manière plus subtile encore, de recevoir et capter les nuances du son et de préserver ainsi l’exécution d’un air par Mario, d’une tirade par Melle Rachel ou d’une stance par Frédéric Lemaitre. » Que cette prophétie, qui indubitablement fut reçue avec incrédulité au temps où elle fut prononcée, ait pu être réalisée en si peu de temps est une merveille.
L’idée de M. Clarke avait été également copiée par le British Museum de Londres, pratiquement les mêmes enregistrements qui furent scellés à Paris y avaient été placés. C’est le commencement d’un champ entièrement nouveau pour l’usage de la machine parlante et son développement le long de ces voies sera probablement sans limite. M. Clarke, qui a séjourné dans notre pays plusieurs semaines, vient juste de rentrer à Paris.

Scientific American
, 25 juin 1908
Traduit par Elizabeth Giuliani
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