Un peu de mélancolique émotion et de vague effroi

J’étais fort intrigué, je l’avoue, en me rendant hier à l’invitation que m’avait adressée Charles Malherbe, le très distingué bibliothécaire de l’Opéra. « Soyez à deux heures et demie précises, m’avait-il écrit, au musée de l’Opéra. Suivez l’homme qui vous y attendra et vous assisterez à une curieuse cérémonie, dont je vous réserve la surprise. »
Cet infatigable fureteur, pensai-je, vient encore de dénicher un précieux manuscrit musical qu’il se propose de dépouiller devant quelques amis… Et pourtant le libellé de son invitation me laissait perplexe… pourquoi tant de mystère ?
A l’entrée du musée, « l’homme » m’attendait. Un homme grave, vêtu de noir, coiffé d’une casquette rabattue sur les yeux et dont le galon portait en lettres presque effacées ces mots engageants : Beaux-Arts.
— M. Malherbe ? Demandai-je le plus aimablement du monde.
— Suivez-moi, me répondit-il froidement. Nous traversâmes d’abord une pièce vaste et somptueuse, véritable salle d’armes, où s’évoquaient les épopées légendaires, les époques héroïques, les drames sombres : ici l’armure de Lohengrin, les casques de walkyries, les épées des Huguenots, la flèche de Guillaume Tell, plus loin les boucliers des Barbares et les brûle-parfums de Salâmbo. J’étais en plein rêve. C’était charmant. Brusquement une voix brève me réveille.
— Attendez-moi, je vais allumer une lanterne… En même temps l’homme disparaissait, revenait avec une lanterne, ouvrait une porte dissimulée dans le mur, m’entraînait dans un escalier noir, à travers des corridors étroits et silencieux, puis dans un autre escalier en spirale… nous descendions, descendions toujours ; nos pas résonnaient lugubrement sous des voûtes immenses ; des tuyaux bizarres couraient le long des murs ; des fils d’acier innombrables s’enchevêtraient au-dessus de nos têtes ; je songeais à l’affaire des Poisons que j’avais vue la veille ; je songeais à ces armures formidables, à ces épées flamboyantes que je venais d’apercevoir là-haut. Je me rappelais aussi – que ne se rappelle-t-on en de pareils moments ! – le triste sort du Masque de Fer, la mort du duc d’Enghien. Bref, je n’étais pas du tout rassuré.
Etait-ce un complot ? une messe noire ? Impossible, je connaissais trop Malherbe pour m’arrêter à de pareilles hypothèses. Et puis quoi, en plein jour, en plein Paris ?
Un jet de lumière électrique, une voûte éclairée, des bruits de voix me détournèrent du sombre chemin où s’engageait mon imagination troublée.
Des messieurs en redingote et chapeau haut de forme, assis en cercle, écoutaient Charles Malherbe qui lisait un papier devant une grille entr’ouverte.
— Voilà les conjurés, pensai-je. A moins que ce ne soit le conseil des Dix…
Engagé dans l’aventure il me fallait la suivre jusqu’au bout. Rassemblant tout mon courage, je m’avançai. Oh ! stupeur, je reconnus dans ces ombres mystérieuses MM. Adrien Bernheim, Gailhard, Gheusi, Georges Boyer, Banés, Pioch et quelques amis de l’Opéra ; J’aperçus enfin sur une table un phonographe, une pile de disques, des marmites en cuivre et des bandelettes…
J’étais du coup rassuré. Mais que signifiaient cette réunion souterraine et ces accessoires… inattendus ? Un éloquent discours de M. Malherbe allait me l’apprendre.
Le bibliothécaire de l’Opéra recevait, au commencement de l’année, la visite d’un Américain, M. Alfred Clark, qui lui tenait le langage suivant :
« Croyez-vous qu’il y aurait pour nous intérêt à savoir d’une manière précise comment Molière récitait ses comédies, comment Talma déclamait les vers de Corneille ou de Racine, comment Mozart exécutait une de ses sonates, comment Sophie Arnould chantait un air de Rameau ou de Gluck ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien, ce que nos ascendants n’ont pas fait pour nous, nous pouvons le faire pour nos descendants. Nous pouvons enregistrer une collection de pièces instrumentales et vocales figurant au répertoire de l’Opéra, par exemple, et les transmettre de telle manière que les Français du vingt et unième siècle connaissent exactement dans quel mouvement le chef d’orchestre faisait prendre ce morceau-ci et avec quelle expression le chanteur interprétait ce morceau-là ; Je vais vous remettre un appareil et des disques ; nous les enfermerons dans une boîte scellée dont la clef restera dans vos archives, et qu’on ouvrira dans… cent ans ! Donnez-moi la place nécessaire, et je me charge du reste. »
Séduit par l’originalité et la nouveauté de cette proposition, conscient de l’inestimable service que sa réalisation pouvait rendre à l’histoire musicale et à l’art, M. Malherbe s’empressa de l’accepter et d’obtenir le consentement de M. Dujardin-Beaumetz. Restait à en assurer l’exécution. Il importait en effet de préparer l’emplacement de ce dépôt précieux, surtout de soustraire les disques à l’action du temps, sans quoi on risquait de ne retrouver, dans cent ans, qu’une poussière informe…
On construisit donc une sorte de cellier dans les caves de l’Opéra, pendant que l’éminent chimiste, M. Bardy, résolvait le problème de la conservation intacte des disques en introduisant une matière nouvelle dans leur composition chimique. Et c’est ainsi, qu’hier, en présence du gouvernement, représenté par MM. Adrien Bernheim, Etienne Port et Gabriel Faure, chefs de cabinet, de MM. Briand et Dujardin-Beaumetz, de la direction de l’opéra, personnifiée par MM. Gailhard et Gheusi, et du généreux promoteur de cette originale idée, M. Clark, on procéda à l’émouvante et curieuse cérémonie de l’ « Enfouissement » de ces choses inanimées et pourtant parlantes et qui parleront encore longtemps après que ceux dont elles reproduisent si merveilleusement la voix seront rentrés dans l’éternel silence !
Aussi bien, lorsqu’en entendant pour la dernière fois, avant qu’ils fussent enfermés, les disques reproduisant successivement les voix de la Patti, de Tamagno, de Caruso, de Plançon, de Calvé, de Melba, de Mérentié et tutti quanti, dont les résonances sous ces voûtes sonores offraient l’apparence de la plus saisissante réalité ; lorsque ensuite ces disques, soigneusement isolés, entourés de bandelettes d’amiante, comme jadis les momies d’Egypte, furent déposés et scellés dans leurs caisses de cuivre, lorsque nous apposâmes nos signatures au bas du parchemin qui les devait suivre dans leurs étranges cercueils, et où sont rappelés la cérémonie d’aujourd’hui et les indications nécessaires pour la mise en mouvement de l’appareil, lorsque enfin la lourde porte de fer fut refermée, personne, je vous assure, ne songea à se défendre d’un peu de mélancolique émotion et de vague effroi. Il semblait que nous assistions à nos propres funérailles…
René Lara, « Une étrange cérémonie », dans le Figaro, Paris, t. 53, n° 359, mercredi 25 décembre 1907, p. 1, col. b-c (cité et retranscrit partiellement par le Journal de Rouen, jeudi 26 décembre 1907).
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