Le Musée de la Voix

C'est en 1907 que, sur l'initiative de M. Clarke [sic] et grâce à sa libéralité, on a fondé dans les caves de l'Opéra ce Musée de la Voix. L'idée est celle-ci : transmettre aux générations futures le style et le mouvement des œuvres aujourd'hui représentées ; en même temps sauver quelque chose de l'art des interprètes, garder un vivant témoignage du talent des chanteurs qui, moins heureux que tous les autres artistes, ne laissent que le souvenir de leur réputation. A cet effet, des disques phonographiques, aussi perfectionnés que possible, enregistrèrent les morceaux célèbres des ouvrages en vogue chantés par nos grands premiers rôles ; ces disques sont enfermés dans des urnes de plomb scellées avec grand soin, et où l'on fait le vide, afin d'éviter tout risque d'altération. Les urnes sont déposées ensuite dans un columbarium qui constituera pour la postérité les plus précieuses archives. Comme il faut prévoir que, dans un siècle, le phonographe, s'il n'est pas oublié, aura réalisé des progrès qui changeront complètement la manière d'opérer, on a eu soin d'enfermer dans une urne pareille, mais plus grande, un gramophone du système actuel, avec un prospectus indiquant le moyen de s'en servir. Hier, après midi, en présence de M. Bérard, sous-secrétaire d'Etat, on procédait à l'enfouissement d'une nouvelle série de disques. Les invités, guidés par M. Messager, descendent dans les catacombes de l'Académie nationale. Toute une ville souterraine s'étend au-dessous du monument Garnier. Les galeries obscures s'allongent  à l'infini, toutes sillonnées de câbles électriques et de tuyaux de calorifères. A un détour, on débouche dans une salle voûtée qui retentit du bruit  des marteaux et des limes. Ce n'est point Nibelheim, l'antre d'Albéric et la forge des nains ; c'est l'atelier de réparation à l'usage des électriciens. Une dernière galerie conduit à une porte de fer, semblable à celle des coffres-forts où l'on dépose les titres dans le sous-sol des banques. C'est l'entrée du caveau. Le sous-secrétaire d'Etat s'asseoit derrière une table dans un beau fauteuil de velours rouge. Le gramophone lui souhaite la bienvenue et lui fait ses adieux avant de disparaître. Il chante le récit du Graal de Lohengrin avec la voix du ténor Frantz ; un air de Dalila avec le contralto de Mlle Brohly ; il joue un concerto de violon avec l'archet de M. Kubelik. On dépose dans les urnes disques et gramophone, sans oublier le procès-verbal de la cérémonie rédigé sur peau-d'âne et signé de tous les assistants. On scelle les urnes qui ressemblent à des marmites ; on les enfouit dans le podrider, et l'inhumation faite, on se sépare gaiement.

Sans nom, « Le musée de la voix », dans le Journal des débats, Paris, t. 124, n° 166, samedi 15 juin 1912, p. 1, col. d (Retranscrit par l'Echo d'Oran, jeudi 20 juin 1912 ; retranscrit et adapté par le Petit Romillon, vendredi 21 juin 1912 et la Constitution des Charentes, dimanche 23 juin 1912).
Haut de page