Le Figaro, 23 mars 1881
GRANDS BAZARS
L'incendie des magasins du Printemps a de nouveau appelé l'attention
sur un des plus grands phénomènes économiques du
temps présent : les grands bazars. Ils ont remplacé à
Paris les boutiques individuelles où nos mères ont acheté
nos premières culottes. C'est là un des aspects multiples
de la nouvelle force sociale : concentration des capitaux. Des entités
formidables, industrielles ou commerciales, ou financières, apparaissent
dans le monde moderne - et celles que j' appelle ici les grands bazars
ne sont pas les moins curieuses à observer. Mercredi dernier,
je devais les étudier, quand le cataclysme russe appela ailleurs
mon attention. L'écrivain est souvent comme un pompier qui aperçoit
en même temps deux incendies à deux points différents
de l'horizon - il ne sait auquel courir !
La création de ces grands bazars a fait naître dans l'ordre
moral comme dans l'ordre pathologique de nouvelles passions qui ne se
trouvent pas dans La Comédie humaine de Balzac.
Les médecins et les criminalistes ont appelé l'une d'elles
provisoirement " la manie du vol dans les grands magasins ",
en attendant que, selon l'usage, on lui donne un nom dérivé
du grec.
D'autre part, ces grands bazars ont apporté une perturbation
considérable dans nos habitudes économiques. L'acheteur,
c'est-à-dire le consommateur, y applaudit avec enthousiasme.
Le petit producteur ou le petit rival y contredisent avec emportement.
Comme toujours, la vérité se trouve entre ces deux exagérations.
Ces grands bazars sont la conséquence fatale et immédiate
d'une époque matérialiste et démocratique. Rien
ne me fera dire que je les aime - mais nul ne m'empêchera de voir
en eux un des Concrets les plus saisissants de la fin du siècle.
Toujours les fins de siècle sont intéressantes, comme
les fins de chapitres !
J'ai donc fait à nouveau une visite aux magasins du Louvre,
du Bon Marché, de la Belle Jardinière et à plusieurs
autres bazars de l'ordre de ce pauvre grand bazar dont les employés
sont aujourd'hui si dignes d'intérêt, et dont la façade
ressemblait, avant l'incendie, aux " plats " dorés
et enluminés d'un paroissien de mariée. C'était
lundi dernier ; vous savez que les bourrasques de mars ont soufflé,
en même temps qu'une pluie fine tombait sur le pavé gras.
Mais le printemps a nonobstant commencé dans les grands magasins
- et cela suffit. Tout un peuple de femmes se presse pour acheter des
étoffes nouvelles. En dépit du froid de la rue, le printemps
commence déjà à allumer les regards. Je ne pouvais
pas mieux arriver pour voir la névrose particulière aux
grands bazars. Dans un de ces plus immenses magasins on a pointé,
l'an dernier, le passage de quatre-vingt-dix mille visiteurs. La femme
est représentée dans ce chiffre dans la proportion de
dix à un. En effet, c'est bien là - LA MAISON DE LA FEMME
!
On sait que tout être en ce monde vit d'assassinats. Même
l'hirondelle est une petite assassine. Cette loi est obéie dans
le monde économique. Les grands bazars, quand ils seront répandus
par toute la France, tueront les petits marchands. La petite boutique
ne peut lutter avec un établissement qui achète comptant,
comme le Louvre, près de cent millions de marchandises pour les
revendre. Malgré les frais énormes de maisons dont une
compte 80 chefs de comptoir, 100 seconds, 2 500 employés de vente
- la lutte n'est pas possible entre le gros et le petit vendeur.
Mais il arrivera peut-être, des petits marchands, ce qui est advenu
des petits voituriers, quand les grandes compagnies de chemins de fer
ont été créées. Ils n'ont pas disparu. Le
petit individu n'a qu'un parti à prendre - s'affilier à
la grosse entité et se servir d'elle ! S'il veut conserver sa
personnalité, il court le risque d'être effacé comme
un chiffre écrit avec le crayon blanc sur le tableau noir.
Quant aux fabricants, et même aux petits fabricants, leur sort
est plutôt agrandi que diminué par les grands bazars. Ceux-ci
ouvrent à la production un débouché sûr et
certain.
Il faut laisser son initiative au fabricant et choisir entre ses uvres.
Jamais une grande association de capitaux ne sera assez forte pour produire
un ouvrier de génie - mais elle peut l'étouffer.
Nul ne peut donner des ailes au génie - mais on peut les couper
!
Je n'en dirai pas plus long sous la forme abstraite. Je reviens à
mon système ordinaire du concret. Maintenant, entrons au soir,
dans un de ces grands bazars. La lumière électrique est
si vive qu'elle ressemble à une matière palpable. Certains
rayons accumulés de lumière produisent l'effet de ces
averses de rayons qu'on aperçoit au-dessous du soleil couchant.
Les sous-sols sont bien curieux. On y voit un petit chemin de fer de
ceinture dont les replis ont un kilomètre de long. J'ai assisté
au repas du personnel. Ils viennent par trois bandes immenses - hommes
et femmes séparés par sexe. Chacun, en passant devant
le guichet, prend un plat. La cuisine de ce Gargantua est énorme.
Tout y est de premier choix ; mais cela m'a rappelé nos réfectoires
de collège. J'ai eu tout à coup le cur serré
par cette vilaine vision rétrospective de mon enfance - la seule
qui ne soit pas lumineuse
le collège ! Le collège,
sale au moral comme au physique !
Le bruit qu'on fait dans ce sous-sol est tel que les hommes du service
qui passent dans les grands égouts de Paris placés immédiatement
au-dessous - croient entendre au-dessus de leur tête, des roulements
de tonnerre !
Les femmes que je vois, ont le costume du jour. Le corset fait saillir
les hanches. La robe sans plis à la taille, dessine les formes,
comme une robe mouillée. La pointe des seins apparaît sous
l'étoffe, comme sous le marbre de certaines statues florentines.
De temps en temps, la femme cherche dans sa poche la bourse minuscule.
On s'étonne qu'un être qui dépense tant ait une
bourse si petite !
Partout, le miroitement éclatant des étoffes ! Un voyageur
en ballon, passant au-dessus d'un de ces grands halls couvert par une
toiture vitrée - croirait voir une cloche de verre, sous laquelle
il y a des vives couleurs de fleurs... alors qu'à l'entour reste
encore le gris de l'hiver !
Tout est arrangé avec un art merveilleux. Les employés
des grands bazars donneraient des leçons à l'auteur de
la superbe draperie marmoréenne de la Polymnie.
De nombreux inspecteurs, cravatés de blanc, sont ballottés
par ces flots humains et d'autant plus qu'ils restent stationnaires.
On dirait de ces bateliers qui surveillent les bains de mer, sur ce
petit canot stationnaire, qu'on sait, si affreusement secoué.
Ces inspecteurs sont pris d'ordinaire parmi des hommes qui ont eu une
situation sociale. J'ai reconnu dans l'un des grands bazars, tout d'abord
à son battement en éventail de la main sous le menton
- geste particulier aux Italiens méridionaux - un ancien consul
de France en Italie. L'homme ne perd jamais certain geste... Un prêtre
me racontait qu'un jour à Paris il s'était fait cirer
les souliers au coin d'une gare. Il fut frappé par certaine façon
de s'agenouiller qu'eut le pauvre vieux décrotteur. Tout à
coup, il lui dit à voix basse : " Tu es sacerdos ? "
L'autre répondit, de la même façon, sans lever la
tête : "Ego sum ! "
Je remarque bientôt que beaucoup de ces femmes se contentent
d'examiner et de palper les étoffes. Elles ont gratis les jouissances
du toucher et du regard. Cela rappelle les gamins de Paris se donnant
les jouissances de l'odorat, aux soupiraux des cuisines du Palais-Royal
!
Un de nos célèbres praticiens m'avait dit : " Observez
la différence qui existe entre la figure de la femme qui entre
dans ces grands bazars et la figure de celle qui en sort. " J'observe.
En effet, chez beaucoup de sortantes, la face a un particularisme bizarre.
La prunelle est extraordinairement dilatée. Et puis, sous les
yeux des toutes jeunes, il y a une couche de bistre - momentanée,
parce qu'elle serait trop précoce ! A coup sûr, il y a
là un mode nouveau de névrose !
Ces grands bazars sont pour les femmes des maisons de tentations. La
gamme des couleurs émeut comme la gamme des notes. Vous sortez
aussi las du Salon de peinture que d'un concert où vous avez
entendu une longue symphonie de Berlioz !
Certes, je ne parle ici que du gros public pour lequel ces grands bazars
sont surtout ouverts. La femme de race relativement élevée
- que les saines passions maternelles ou conjugales ont préservée
de cette névrose particulière, - ne va chercher dans les
grands bazars qu'une économie très précieuse pour
son ménage. En faveur de cette utilité importante au plus
haut degré social, je pardonne à ces magasins leurs grands
dangers. Ces dangers n'en sont pas moins graves, moralement et pathologiquement.
Moralement ? je n'ai pas besoin de l'indiquer. Il faudrait le huis clos
du livre. Pathologiquement ? Je me souviens d'avoir assisté à
la visite du docteur Legrand du Saulle, médecin en chef du Dépôt
à la Préfecture de police. Deux voleuses avaient été
amenées, la mère et la fille. Elles appartenaient à
la classe élevée. M. Legrand du Saulle avait aussitôt
constaté la manie du vol dans les magasins... Il y a là
selon lui irresponsabilité.
Beaucoup de ces femmes surprises en volant, par des inspecteurs des
grands magasins, sont renvoyées par le directeur.
La plupart de ces femmes arrêtées font des excuses et affirment
être grosses. Mais il est très facile de reconnaître
l'envie sui generis que donne la grossesse. En pareil cas, la femme
n'a d'envie que pour la même sorte d'objets. Chez le docteur Legrand
du Saulle, on amena un jour une jeune fille enceinte, qui avait, dans
son domicile, plus de six cents petites cravates noires d'hommes. Elle
les avait volées à différentes fois et dans différents
magasins.
Certes, l'employé-homme a beaucoup gagné dans ces nouvelles
organisations, mais plutôt gagné en bien-être qu'en
bonheur. Je vais m'expliquer.
Quant à l'employée, son bien-être est relativement
encore plus augmenté. Les grands bazars ont augmenté le
salaire de la femme. Vous savez, la question du salaire de la femme...
question de vie et de mort, non seulement pour la femme, mais pour toute
la société humaine !
Par exemple, dans les magasins du Louvre, la moyenne du salaire de la
femme est de dix francs par jour. Les femmes, chefs de rayons de lingerie,
corsets, layettes, confections, trousseaux, modes, etc., se font avec
leur part d'intérêts une moyenne de 30 000 francs par an.
Trois ou quatre de ces employées ont à peine trente ans.
Les secondes-chefs ont un tiers de moins, et ainsi de suite.
Certes, voilà qui est bien et qui suffIrait à faire pardonner
le vice dominant de ces grands bazars.
Ce vice est l'organisation fatalement phalanstérienne qui efface
la famille. Au contraire, la petite boutique serait le marchand contre
la marchande. La triade, fondamentale de la société, l'homme
trois, c'est-à-dire le trio composé de l'homme, la femme
et l'enfant, n'est pas détruit par le grand bazar, mais à
coup sûr il y est fort mal à l'aise.
Je vois bien dans cette organisation magnifique une carrière
sérieuse qui est garantie à la femme et à l'homme,
- mais, je n'y vois point la place de l'enfant !
Certes, l'employé et l'employée peuvent être mariés
- quelques-uns le sont. Mais, en dehors du dimanche, ou est la vie commune
? Nourris gratuitement au magasin et séparément, ils sont
obligés d'acheter du lait pour leur enfant. Voyez l'ombre froide
de Malthus s'étendre de plus en plus sur la société
contemporaine. L'organisme social des grandes villes invitait déjà
au mariage unipare - il invitera bientôt au mariage stérile
!
Certes, mon esprit ne cessera jamais d'être libéral et
progressiste. Je ne suis pas comme le pêcheur à la ligne,
des bords de la Seine, qui déteste la vapeur. Je suis un témoin
ému de l'uvre du siècle ! Je vois surtout dans les
grands bazars l'intérêt des consommateurs, c'est-à-dire
des acheteurs - l'intérêt des ménages à fortune
moyenne. Le grand bazar est donc une belle et une bonne uvre de
notre époque - malgré les défauts que j'ai signalés.
Cependant, je confesse encore que le grand bazar, en créant dans
ces petits ménages l'uniformité du vêtement, de
l'ameublement, etc., blesse certains sentiments très vivaces
en moi. Les temps ne sont plus où la femme faisait elle-même
sa robe ! Voici le jour où l'étoffe confectionnée
va coûter moins cher que l'étoffe non confectionnée
- de même que le papier imprimé coûte déjà
moins cher que le papier blanc ! Jadis la robe faite par la femme elle-même
était comme sa biographie ou son portrait qu'elle portait sur
elle. On devinait la femme par sa robe ! Maintenant, tout est fait quasi
sur le même patron. Le même dessin et la même coupe
d'étoffes recouvrent des femmes, qui, certes, ne sont pas de
même éducation, c'est-à-dire de même âme...
de même chair!
Mais le siècle est sourd à ces sentiments-là. Laissons-le
donc parcourir fatalement et lentement son uvre, comme une énorme
bête sublime, mais brute... broyant tout et aplanissant tout -
pareille à la locomotive broyeuse!
Les grands bazars sont les premières maisons de la grande cité
de l'avenir !
Leur lumière électrique, c'est la clarté qui continuera
dans la nuit celle du soleil.
L'humanité prochaine sera éclairée par un jour
continu, comme un été monotone du monde polaire. Adieu
blondes choses que nous aimions... Oui ! ces grands bazars sont, à
l'heure qu'il est, un bien social - mais ils sont les prodromes d'un
immense phalanstère que le vingtième siècle prépare.
Vraiment, pour la première fois je suis heureux de n'être
plus jeune et de pouvoir espérer que je ne verrai pas ces énormes
choses futures ! Je suis de ceux qui aiment mieux la prospérité
individuelle d'un pot de fleurs que la propriété indivise
et collective du jardin des Tuileries !
Est-il donc écrit que la société matérialiste
et ultra-démocratique va étouffer à jamais notre
vieille société ? - Non ! La Société chrétienne
se resserrera davantage. Elle traversera encore le monde inondé
par l'esprit matérialiste - comme le gulf-stream, cet immense
courant chaud, traverse l'Océan froid !...
Ignotus
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