Gil Blas, 23 novembre 1881
LE CALICOT
C'est curieux, comme la réalité a de la peine à
se fourrer dans nos cervelles, et comme nous avons l'observation paresseuse
! Il suffit d'un type fortement créé ou imaginé
par l'art, pour nous boucher les yeux en face de la vérité
qui devrait nous les crever.
Ainsi nous continuons à voir l'officier à travers les
charges de Durandeau et de Jules Noriac.
Ainsi, nous en sommes toujours dans le roman, la comédie, la
chronique, la nouvelle à la main, au calicot du temps de Louis-Philippe,
au courtaud de boutique dépeint par Balzac, Gavarni et Paul de
Kock.
Le calicot, pour nous, c'est le godelureau frisé, pommadé,
qui aune l'étoffe à coups d'illades, qui fait la
bouche en cul-de-poule, et qui se déhanche à chaque reprise
de son éternel refrain :
- Et avec ça, médême?
Nous le voyons cependant en chair et en os, le calicot d'aujourd'hui.
Nous pouvons le savoir. Il n'est personne qui n'ait eu affaire à
lui, dans ces grands bazars du commerce moderne qui sont une des figures
du Paris nouveau. Nous devrions l'avoir bien dans l'il, et nous
nous contentons d'avoir son type légendaire dans le nez.
Encore un type à refondre, pourtant ! Encore un personnage à
refaire de pied en cap dans le panorama contemporain, où il tient
une place considérable, où il n'a pas sa physionomie exacte
et mise au point !
Qui se chargera de cette retouche ? Qui est capable de l'exécuter
? En tout cas, le besoin, comme on dit, s'en fait sentir. L'étude
est dans l'air. Il paraît que Zola et Daudet travaillent, chacun
de son côté, à un roman sur les grands magasins.
Ou je me trompe fort, ou ce sera là du vrai neuf.
Pourvu, toutefois, que ces deux maîtres peintres y voient autre
chose qu'un prétexte à tableau, à description,
à virtuosisme ! Le danger, devant ce sujet, ce sera d'être
ébloui par l'étalage, et de se borner à faire chatoyer
les adjectifs, papilloter les verbes, froufrouter les phrases. Le danger,
ce sera de se noyer dans la faille, le satin, le velours, les dentelles,
les tapis, les costumes, les falbalas, les lumières, les couleurs,
comme le Ventre de Paris s'est enlisé dans les légumes
et les fromages.
Le danger, ce sera de traiter les grands magasins en nature morte, au
lieu d'y chercher un portrait, c'est-à-dire au lieu d'en saisir
l'âme.
Car ils ont une âme ; et cette âme, c'est le calicot.
Le calicot d'aujourd'hui, ce n'est plus du tout ce petit commis d'autrefois,
fils d'un boutiquier de province, qui venait à Paris apprendre
son métier, faire son stage et jeter sa gourme. Ce n'est plus
cette espèce d'étudiant en commerce, qui n'était
qu'une mauvaise et ridicule copie, plus
vulgaire et moins lettrée, de l'étudiant en droit et en
médecine.
Le calicot d'aujourd'hui, c'est un engagé volontaire dans cette
grande armée du négoce et de la spéculation modernes
où l' on peut conquérir tous les grades à la pointe
de son activité, de son intelligence, de son audace.
Dans le commerce de jadis, comme dans l'armée de l'Ancien Régime,
on achetait les charges de colonel, et les sans-le-sou ne pouvaient
aspirer qu'aux sardines de sergent. Dans l'armée nouvelle, et
de même dans le commerce nouveau, tout homme de cur et de
tête possède au fond de sa giberne le bâton de maréchal.
Tel calicot, qui a commencé par vendre deux sous de fil, est
devenu ensuite chef de rayon, puis intéressé, et se trouve
aujourd'hui être co-propriétaire dans ces maisons énormes
qui ont l'importance et le budget d'un ministère.
En quoi, je vous prie, cet homme-là ressemble-t-il au bellâtre
des caricatures, au godelureau frisé et pommadé qui aune
l'étoffe à coups d'illades, fait la bouche en cul-de-poule,
et se déhanche pour lancer sa ritournelle :
- Et avec ça, médême ?
Aussi, parmi ces calicots tant blagués, et si sottement, rencontre-t-on
des intelligences, des valeurs, des caractères, d'énergiques
et hardis jeunes hommes qui ont résolu à la moderne le
problème du combat de la vie.
Il y a des bacheliers, par exemple. Oh ! ceux-là, comme je les
admire ! Comme ils ont le droit d'être admirés ! Comme
on devrait leur tirer le chapeau, à ces courageux qui montrent
le bon exemple, en ce temps d'orgueilleux ratés, de demi-savants
infatués et malheureux par leur fausse éducation ! Ceux-là,
ils ont trouvé, et tout simplement, sans en faire parade, une
des formes de l'héroïsme dans les sociétés
nouvelles.
Ils auraient pu, comme tant de leurs congénères, prendre
la file et la queue-leu-leu administratives, user leurs fonds de culotte
dans des bureaux, encombrer de leur nombre les carrières dites
libérales, et moisir ainsi à l'ancienneté jusqu'à
la retraite.
Ils auraient pu aussi s'aigrir dans l'inaction et les espérances
déçues, attendre que les alouettes tombassent toutes rôties,
faire avec la peau d'âne de leur parchemin une serviette d'écrivassier
ou un tambour d'incompris.
Au lieu de cela, au lieu d'être des pousse-cailloux de la médiocrité,
ou des paresseux mécontents, au lieu de gémir ou de s'indigner
sur les routines universitaires dont ils étaient victimes, au
lieu de ces faiblesses puériles, ils se sont raidis dans leur
virilité, ils ont bravement jeté leurs lauriers aux orties,
comme on y jette un froc, ils ont fourré leur diplôme inutile
au fond d'une malle, et ils se sont forgé eux-mêmes l'arme
inconnue dont ils avaient besoin pour faire leur trou dans le monde.
Parmi eux, on trouve aussi des fils de boutiquiers, qui ont eu l'ambition
d'un horizon plus large que celui de leurs pères, et qui ont
compris les nécessités du commerce nouveau.
Des intelligents encore, ceux-là, et des courageux !
Leurs pères crient contre ces grands magasins, dont la monstrueuse
opulence ruine le petit commerce. Leurs pères s'obstinent à
lutter contre ces bazars énormes, et, vaincus d'avance, ne savent
que geindre pour se défendre.
Eux, ils se sont dit :
- A quoi bon récriminer ? Le public a-t-il, oui ou non, intérêt
à s'aller approvisionner dans ces palais ? Oui. Alors, comment
l'en empêcher ? De quel droit ? N'est-il pas logique et juste
que la majorité des consommateurs profite de cette transformation,
fût-ce au détriment du petit commerce, cette minorité
?
Et ils ont pris parti pour l'esprit nouveau, pour le chemin de fer contre
la diligence, pour l'association contre l'effort solitaire, pour l'intérêt
de tous contre l'intérêt de quelques-uns ! Et, plutôt
que de rester gagne-petit dans une arrière-boutique, ils sont
devenus commis dans ces temples merveilleux où les patrons sont
d'anciens commis.
Maintenant, que les calicots de cette trempe, que les bacheliers en
rupture de Conciones, que les petits-bourgeois poussant en graine de
millionnaires, que ces vigoureux et ces ardents soient une exception
parmi les chevaliers de l'aune et de la guelte, parbleu ! qui vous dit
le contraire ?
Mais dans toutes les parties, c'est la même chose. Et chez nous
aussi, il y a le troupeau, le vulgaire. A côté des artistes
qui arrivent à la vedette, il y a les avortés. A côté
des écrivains dont le nom sonne comme une trompette, il y a les
obscurs, les écrasés, tous ceux qui restent par terre.
Suffit que je vous aie montré, parmi les calicots, ceux que voilà
! Suffit qu'il yen ait un comme cela sur cent ! Cette élite,
et l'esprit dont elle est animée, et l'intelligence et la volonté
qu'elle prouve, c'en est plus qu'il ne faut pour être convaincu
que le type ancien et légendaire est aboli. Ces quelques-uns,
si rares qu'ils soient, c'en est assez pour donner à ces grands
magasins l'âme dont je parlais tout à l'heure.
Vienne le romancier, et qu'il dégage cette âme, et qu'il
sache la faire palpiter parmi l'éblouissement des étalages,
les lumières des étoffes, le grouillis de la foule, le
tintamarre des boniments, le feuilletage des grands livres, et qu'il
trouve le Sésame ouvre-toi de ce Capharnaüm, j'applaudirai
des deux mains. Celui-là sera un maître, pour sûr.
Il aura fait le roman du commerce moderne.
Entre ce roman-là et celui de la Bourse, qui n'est pas encore
écrit non plus, tient presque toute la société
actuelle.
Mais voici le malheur ! C'est que pour dégager l'âme de
ces deux mondes, Il faut l'avoir sentie passer et vivre en soi-même.
Autrement, on risque fort de voir seulement l'extérieur, la plastique,
la nature morte de ces deux mondes, et de les descriptionner au lieu
de les peindre.
Or, s'il s'agit uniquement de plaquer des épithètes et
de barioler des phrases, ce n'est pas la peine de s'en mêler.
Le dernier grimaud des lettres suffit à cette besogne, aujourd'hui
que la rhétorique est devenue comme une palette dont toutes les
combinaisons sont connues. J'en connais à la douzaine, des gens
capables, en broyant les mots ainsi que des couleurs, de brosser avec
cela un Vollon d'écriture.
Mais si l'on ne fait que cela, le calicot sera encore à faire.
Ou plutôt on n'aura rien fait du tout. Et c'est le public alors
qui pourra justement demander à l'écrivain :
- Et avec ça, monsieur ?
Jean Richepin
|