Mme Marty ou l'achat compulsif

 

 

 

Depuis un instant, madame Marty, très excitée par la conversation, retournait fiévreusement son sac de cuir rouge sur ses genoux. Elle n'avait pu encore montrer ses achats, elle brûlait de les étaler, dans une sorte de besoin sensuel. Et, brusquement, elle oublia son mari, elle ouvrit le sac, sortit quelques mètres d'une étroite dentelle roulée autour d'un carton.
– C'est cette valenciennes pour ma fille, dit-elle. Elle a trois centimètres, et délicieuse, n'est-ce pas ?..Un franc quatre-vingt-dix.
La dentelle passa demain en main. Ces dames se récriaient. Mouret affirma qu'il vendait ces petites garnitures au prix de fabrique. Pourtant, madame Marty avait refermé le sac, comme pour y cacher des choses qu'on ne montre pas. Mais, devant le succès de la Valencienne, elle ne put résister à l'envie d'en tirer encore un mouchoir.
– Il y avait aussi ce mouchoir... De l'application de Bruxelles, ma chère... Oh ! une trouvaille ! Vingt francs !
Et, dès lors, le sac devint inépuisable. Elle rougissait de plaisir, une pudeur de femme qui se déshabille la rendait charmante et embarrassée, à chaque article nouveau qu'elle sortait. C'était une cravate en blonde espagnole de trente francs : elle n'en voulait pas, mais le commis lui avait juré qu'elle tenait la dernière et qu'on allait les augmenter. C'était ensuite une voilette en chantilly : un peu chère, cinquante francs : si elle ne la portait pas, elle en ferait quelque chose pour sa fille.
– Mon Dieu ! les dentelles, c'est si joli ! répétait-elle avec son sourire nerveux. Moi, quand je suis là-dedans, j'achèterais le magasin.
– Et ceci ? demanda madame de Boves en examinant un coupon de guipure.
– Ça, répondit-elle, c'est un entre-deux... Il y en a vingt-six mètres. Un franc le mètre, comprenez-vous !
– Tiens ! dit madame Bourdelais surprise, que voulez-vous donc en faire ?
– Ma foi, je ne sais pas… Mais elle était si drôle de dessin !
À ce moment, comme elle levait les yeux, elle aperçut en face d'elle son mari terrifié. II avait blêmi davantage, toute sa personne exprimait l'angoisse résignée d'un pauvre homme, qui assiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés. Chaque nouveau bout de dentelle était pour lui un désastre, d'amères journées de professorat englouties, des courses au cachet dans la boue dévorées, l'effort continu de sa vie aboutissant à une gêne secrète, à l'enfer d'un ménage nécessiteux. Devant l'effarement croissant de son regard, elle voulut rattraper le mouchoir, la voilette, la cravate ; et elle promenait ses mains fiévreuses, elle répétait avec des rires gênés :
– Vous allez me faire gronder par mon mari... Je t'assure, mon ami, que j'ai été encore très raisonnable ; car il y avait une grande pointe de cinq cents francs, oh ! merveilleuse !
– Pourquoi ne l'avez-vous pas achetée ? dit tranquillement madame Guibal. Monsieur Marty est le plus galant des hommes.
Le professeur dut s'incliner, en déclarant que sa femme était bien libre. Mais, à l'idée du danger de cette grande pointe, un froid de glace lui avait coulé dans le dos ; et, comme Mouret affirmait justement que les nouveaux magasins augmentaient le bien-être des ménages de la bourgeoisie moyenne, il lui lança un terrible regard, l'éclair de haine d'un timide qui n'ose étrangler les gens.

 

 

Au Bonheur des dames, chap. III