Octave : La vertu conquise et triomphante

 

 

 

 


Elle l'arrêta de la main, ne pouvant plus elle-même cacher son trouble, profondément remuée par cette passion souffrante.
– Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur, répondit-elle enfin. Je vous jure que ces vilaines histoires sont des mensonges... Ce pauvre garçon de tout à l'heure est aussi peu coupable que moi.
Et elle avait sa belle franchise, ses yeux clairs qui regardaient droit devant elle.
– C'est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun de vos camarades, puisque vous prenez tout ce monde sous votre protection... Mais alors pourquoi me repoussez-vous, si vous n'aimez personne ?
Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s'empara de la jeune fille.
– Vous aimez quelqu'un, n'est-ce pas ? reprit-il d'une voix tremblante. Oh ! vous pouvez le dire, je n'ai aucun droit sur vos tendresses... Vous aimez quelqu'un.
Elle devenait très rouge, son cœur était sur ses lèvres, et elle sentait le mensonge impossible, avec cette émotion qui la trahissait, cette répugnance à mentir qui mettait quand même la vérité sur son visage.
– Oui, finit-elle par avouer faiblement. Je vous en prie, monsieur, laissez-moi, vous me faites du chagrin.
À son tour, elle souffrait. N'était-ce point assez déjà d'avoir à se défendre contre lui ? aurait-elle encore à se défendre contre elle, contre les souffles de tendresse qui lui ôtaient par moments tout courage ? Quand il lui parlait ainsi, quand elle le voyait si ému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi elle se refusait ; et elle ne retrouvait qu'ensuite, au fond même de sa nature de fille bien portante, la fierté et la raison qui la tenaient debout, dans son obstination de vierge. C'était par un instinct du bonheur quelle s'entêtait, pour satisfaire son besoin d'une vie tranquille, et non pour obéir à l'idée de la vertu. Elle serait tombée aux bras de cet homme, la chair prise, le cœur séduit, si elle n'avait éprouvé une révolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain. L'amant lui faisait peur, cette peur folle qui blêmit la femme à l'approche du mâle.
Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Il ne comprenait pas. Il retourna vers son bureau, où il feuilleta des papiers qu'il reposa tout de suite, en disant :
– Je ne vous retiens plus, mademoiselle, je ne puis vous garder malgré vous.
– Mais je ne demande pas à m'en aller, répondit-elle en souriant. Si vous me croyez honnête, je reste... On doit toujours croire les femmes honnêtes, monsieur. Il y en a beaucoup qui le sont, je vous assure.
Les yeux de Denise, involontairement, s'étaient levés sur le portrait de Mme Hédouin, de cette dame si belle et si sage, dont le sang, disait-on, portait bonheur à la maison. Mouret suivit le regard de la jeune fille, en tressaillant, car il avait cru entendre sa femme morte prononcer la phrase, une phrase à elle, qu'il reconnaissait. Et c'était comme une résurrection, il retrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre de celle qu'il avait perdue, jusqu'à la voix douce, avare de paroles inutiles. Il en resta frappé, plus triste encore.
– Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pour conclure. Faites de moi ce qu'il vous plaira.
Alors, elle reprit sa gaieté :
– C'est cela, monsieur. L'avis d'une femme, si humble qu'elle soit, est toujours utile à écouter, quand elle a un peu d'intelligence... Je ne ferai de vous qu'un brave homme, allez ! si vous vous remettez entre mes mains.
Elle plaisantait, de son air simple qui avait tant de charme. Il eut à son tour un faible sourire, il la reconduisit jusqu'à la porte, comme une dame.
Le lendemain, Denise était nommée première.

 

 

Au Bonheur des dames, chap. XII