Octave : Le doute de l'homme d'action

 

 

 

 


Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant. En faisant le tour des rayons, il venait de les trouver vides, et la possibilité d'une défaite s'était brusquement dressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient à peine ; il savait par expérience que la foule n'arrivait guère que l'après-midi. Seulement, certains symptômes l'inquiétaient : aux autres mises en vente, un mouvement se produisait dès le matin ; puis, il ne voyait même pas de femmes en cheveux, les clientes du quartier, qui descendaient chez lui en voisines. Comme tous les grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblesse superstitieuse l'avait pris, malgré sa carrure habituelle d'homme d'action. Ça ne marcherait pas, il était perdu, et il n'aurait pu dire pourquoi: il croyait lire sa défaite sur les visages mêmes des dames qui passaient.
Justement, Mme Boutarel, elle qui achetait toujours, s'en allait en disant :
– Non, vous n'avez rien qui me plaise... Je verrai, je me déciderai.
Mouret la regarda partir. Et, comme Mme Aurélie accourait à son appel, il l'emmena à l'écart ; tous deux échangèrent quelques mots rapides. Elle eut un geste désolé, elle répondait visiblement que la vente ne s'allumait pas. Un instant, ils restèrent face à face, gagnés par un de ces doutes que les généraux cachent à leurs soldats. Ensuite, il dit tout haut, de son air brave :
– Si vous avez besoin de monde, prenez une fille à l'atelier... Elle aidera toujours un peu.
Il continua son inspection, désespéré. Depuis le matin, il évitait Bourdoncle, dont les réflexions inquiètes l'irritaient. En sortant de la lingerie, où la vente marchait plus mal encore, il tomba sur lui, il dut subir l'expression de ses craintes. Alors, il l'envoya carrément au diable, avec une brutalité qu'il ne ménageait pas même à ses hauts employés, dans les heures mauvaises.
– Fichez-moi donc la paix ! Tout va bien... Je finirai par flanquer les trembleurs à la porte.
Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall. De là, il dominait le magasin, ayant autour de lui les rayons de l'entresol, plongeant sur les rayons du rez-de-chaussée. En haut, le vide lui parut navrant: aux dentelles, une vieille dame faisait fouiller tous les cartons, sans rien acheter ; tandis que trois vauriennes, à la lingerie, choisissaient longuement des cols à dix-huit sous. En bas, sous les galeries couvertes, dans les coups de lumière qui venaient de la rue, il remarqua que les clientes commençaient à être plus nombreuses. C'était un lent défilé, une promenade devant les comptoirs, espacée, pleine de trous ; à la mercerie, à la bonneterie, des femmes en camisole se pressaient ; seulement, il n'y avait presque personne au blanc ni aux lainages. Les garçons de magasin, avec leur habit vert dont les larges boutons de cuivre luisaient, attendaient le monde, les mains ballantes. Par moments, passait un inspecteur, l'air cérémonieux, raidi dans sa cravate blanche. Et le cœur de Mouret était surtout serré par la paix morte du hall : le jour y tombait de haut, d'un vitrage aux verres dépolis, qui tamisait la clarté en une poussière blanche, diffuse et comme suspendue, sous laquelle le rayon des soieries semblait dormir, au milieu d'un silence frissonnant de chapelle. Le pas d'un commis, des paroles chuchotées, un frôlement de jupe qui traversait, y mettaient seuls des bruits légers, étouffés dans la chaleur du calorifère. Pourtant, des voitures arrivaient: on entendait l'arrêt brusque des chevaux ; puis, des portières se refermaient violemment. Au-dehors, montait un lointain brouhaha, des curieux qui se bousculaient en face des vitrines, des fiacres qui stationnaient sur la place Gaillon, toute l'approche d'une foule. Mais, en voyant les caissiers inactifs se renverser derrière leur guichet, en constatant que les tables aux paquets restaient nues, avec leurs bottes à ficelle et leurs mains de papier bleu, Mouret, indigné d'avoir peur, croyait sentir sa grande machine s'immobiliser et se refroidir sous lui.
– Dites donc, Favier, murmura Hutin, regardez le patron, là-haut... Il n'a pas l'air à la noce.

 

 

Au Bonheur des dames, chap. IV