Octave : Un amoureux éconduit

 

 

 

 


Denise, cependant, s'était levée. Mouret lui disait d'une voix basse et tremblante :
– Écoutez, je vous aime... Vous le savez depuis longtemps, ne jouez pas le jeu cruel de faire l'ignorante avec moi... Et ne craignez rien. Vingt fois, j'ai eu l'envie de vous appeler dans mon cabinet. Nous aurions été seuls, je n'aurais eu qu'à pousser un verrou. Mais je n'ai pas voulu, vous voyez bien que je vous parle ici, où chacun peut entrer... Je vous aime, Denise...
Elle était debout, la face blanche, l'écoutant, le regardant toujours en face.
– Dites, pourquoi refusez-vous ?... N'avez-vous donc pas de besoins ? Vos frères sont une lourde charge. Tout ce que vous me demanderiez, tout ce que vous exigeriez de moi...
D'un mot, elle l'arrêta :
– Merci, je gagne maintenant plus qu'il ne me faut.
– Mais c'est la liberté que je vous offre, c'est une existence de plaisirs et de luxe... Je vous mettrai chez vous, je vous assurerai une petite fortune.
– Non, merci, je m'ennuierais à ne rien faire... Je n'avais pas dix ans que je gagnais ma vie.
Il eut un geste fou. C'était la première qui ne cédait pas. Il n'avait eu qu'à se baisser pour prendre les autres, toutes attendaient son caprice en servantes soumises ; et celle-ci disait non sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s'exaspérait. Peut-être n'offrait-il pas assez ; et il doubla ses offres, il la pressa davantage.
– Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans une défaillance. Alors, il laissa échapper ce cri de son cœur :
– Vous ne voyez donc pas que je souffre !... Oui, c'est imbécile, je souffre comme un enfant !
Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. On entendit encore, derrière la porte close, le ronflement adouci de l'inventaire. C'était comme un bruit mourant de triomphe, l'accompagnement se faisait discret, dans cette défaite du maître.
– Si je voulais pourtant ! dit-il d'une voix ardente, en lui saisissant les mains.
Elle les lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s'en allait. Une chaleur lui venait des mains tièdes de cet homme, l'emplissait d'une lâcheté délicieuse. Mon Dieu ! comme elle l'aimait, et quelle douceur elle aurait goûtée à se pendre à son cou, pour rester sur sa poitrine !
– Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends ce soir, ou je prendrai des mesures...
Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu'elle ressentait aux poignets lui rendit son courage. D'une secousse, elle se dégagea. Puis, toute droite, l'air grandi dans sa faiblesse :
– Non, laissez-moi... Je ne suis pas une Clara, qu'on lâche le lendemain. Et puis, monsieur, vous aimez une personne, oui, cette dame qui vient ici... Restez avec elle. Moi, je ne partage pas.
La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et que voulait-elle ? Jamais les filles ramassées par lui dans les rayons ne s'étaient inquiétées d'être aimées. Il aurait dû en rire, et cette attitude de fierté tendre achevait de lui bouleverser le cœur.
– Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n'est pas convenable, d'être ainsi ensemble.
Mouret obéit, et les tempes bourdonnantes, ne sachant comment cacher son angoisse, il rappela Mme Aurélie, s'emporta contre le stock des rotondes, dit qu'il faudrait baisser les prix, et les baisser tant qu'il en resterait une.

 

 

Au Bonheur des dames, chap. X