Octave : Un investisseur à convaincre

 

 

 

 


Enfin, dans un dernier effort, Mouret avait presque convaincu le baron Hartmann.
– Eh bien ! commença celui-ci, nous avons eu hier un conseil, et je suis venu, pensant vous rencontrer et désireux de vous tenir au courant... Ils résistent toujours.
Le jeune homme laissa échapper un geste nerveux.
– Ce n'est pas raisonnable... Que disent-ils ?
– Mon Dieu ! ils disent ce que je vous ai dit moi-même, ce que je pense encore un peu... Votre façade n'est qu'un ornement, les nouvelles constructions n'agrandiraient que d'un dixième la superficie de vos magasins, et c'est jeter de bien grosses sommes dans une simple réclame.
Du coup, Mouret éclata.
– Une réclame ! une réclame ! En tout cas, celle-ci sera en pierre, et elle nous enterrera tous. Comprenez donc que ce sont nos affaires décuplées ! En deux ans, nous rattrapons l'argent. Qu'importe ce que vous appelez du terrain perdu, si ce terrain vous rend un intérêt énorme !... Vous verrez la foule, quand notre clientèle n'étranglera plus dans la rue Neuve-Saint-Augustin, et qu'elle pourra librement se ruer par la voie large où six voitures rouleront à l'aise.
– Sans doute, reprit le baron en riant. Mais vous êtes un poète dans votre genre, je vous le répète. Ces messieurs estiment qu'il y aurait danger à élargir encore vos affaires. Ils veulent avoir de la prudence pour vous.
– Comment ! de la prudence ? Je ne comprends plus... Est-ce que les chiffres ne sont pas là et ne démontrent pas la progression constante de notre vente ? D'abord, avec un capital de cinq cent mille francs, je faisais deux millions d'affaires. Ce capital passait quatre fois. Puis, il est devenu de quatre millions, a passé dix fois et a produit quarante millions d'affaires. Enfin, après des augmentations successives, je viens de constater, lors du dernier inventaire, que le chiffre d'affaires atteint aujourd'hui le total de quatre-vingts millions ; et le capital, qui n'a guère augmenté, car il est seulement de six millions, a donc passé en marchandises sur nos comptoirs plus de douze fois.
Il élevait la voix, tapant les doigts de sa main droite sur la paume de sa main gauche, abattant les millions comme il aurait cassé des noisettes. Le baron l'interrompit.
– Je sais, je sais... Mais vous n'espérez peut-être pas monter toujours ainsi ?
– Pourquoi pas ? dit Mouret naïvement. Il n'y a aucune raison pour que ça s'arrête. Le capital peut passer quinze fois, voici longtemps que je le prédis. Même, dans certains rayons, il passera vingt-cinq et trente fois... Ensuite, eh bien! ensuite, nous trouverons un truc pour le faire passer davantage.
– Alors, vous finirez par boire l'argent de Paris, comme on boit un verre d'eau ?
– Sans doute. Est-ce que Paris n'est pas aux femmes, et les femmes ne sont-elles pas à nous ?
Le baron lui posa les deux mains sur les épaules, le regarda d'un air paternel.
– Tenez ! vous êtes un gentil garçon, je vous aime... On ne peut pas vous résister. Nous allons piocher l'idée sérieusement, et j'espère leur faire entendre raison. Jusqu'à présent, nous n'avons qu'à nous louer de vous. Les dividendes stupéfient la Bourse... Vous devez être dans le vrai, il vaut mieux mettre encore de l'argent dans votre machine, que de risquer cette concurrence au Grand-Hôtel, qui est hasardeuse.
L'excitation de Mouret tomba, il remercia le baron, mais sans y mettre son élan d'enthousiasme habituel [...].

 

 

Au Bonheur des dames, chap. XI