Octave : Denise racontée par Octave

 

 

 

 


Mouret, cependant, vivait dans l'angoisse. Était-ce possible ? cette enfant le torturait à ce point ! Toujours il la revoyait arrivant au Bonheur, avec ses gros souliers, sa mince robe noire, son air sauvage. Elle bégayait, tous se moquaient d'elle, lui-même l'avait trouvée laide d'abord. Laide ! et, maintenant, elle l'aurait fait mettre à genoux d'un regard, il ne l'apercevait plus que dans un rayonnement ! Puis, elle était restée la dernière de la maison, rebutée, plaisantée, traitée par lui en bête curieuse. Pendant des mois, il avait voulu voir comment une fille poussait, il s'était amusé à cette expérience, sans comprendre qu'il y jouait son cœur. Elle, peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-être l'aimait-il depuis la première minute, même à l'époque où il ne croyait avoir que de la pitié. Et, pourtant, il ne s'était senti à elle que le soir de leur promenade, sous les marronniers des Tuileries. Sa vie partait de là, il entendait les rires d'un groupe de fillettes, le ruissellement lointain d'un jet d'eau, tandis que, dans l'ombre chaude, elle marchait près de lui, silencieuse. Ensuite, il ne savait plus, sa fièvre avait augmenté d'heure en heure, tout son sang, tout son être s'était donné. Une enfant pareille, était-ce possible ? Quand elle passait à présent, le vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu'il chancelait.
Longtemps, il s'était révolté, et parfois encore, il s'indignait, il voulait se dégager de cette possession imbécile. Qu'avait-elle donc pour le lier ainsi ? ne l'avait-il pas vue sans chaussures ? n'était-elle pas entrée presque par charité ? Au moins, s'il se fût agi d'une de ces créatures superbes qui ameutent la foule mais cette petite fille, cette rien du tout ! Elle avait, en somme, une de ces figures moutonnières dont on ne dit, rien. Elle ne devait même pas être d'une intelligence vive, car il se rappelait ses mauvais débuts de vendeuse. Puis, après chacune de ses colères, il y avait en lui une rechute de passion, comme une terreur sacrée d'avoir insulté son idole. Elle apportait tout ce qu'on trouve de bon chez la femme, le courage, la gaieté, la simplicité ; et, de sa douceur, montait un charme, d'une subtilité pénétrante de parfum. On pouvait ne pas la voir, la coudoyer ainsi que la première venue; bientôt, le charme agissait avec une force lente, invincible; on lui appartenait à jamais, si elle daignait sourire. Tout souriait alors dans son visage blanc, ses yeux de pervenche, ses joues et son menton troués de fossettes ; tandis que ses lourds cheveux blonds semblaient s'éclairer aussi, d'une beauté royale et conquérante. Il s'avouait vaincu, elle était intelligente comme elle était belle, son intelligence venait du meilleur de son être. Lorsque les autres vendeuses, chez lui, n'avaient qu'une éducation de frottement, le vernis qui s'écaille des filles déclassées, elle, sans élégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de son origine. Les idées commerciales les plus larges naissaient de la pratique, sous ce front étroit, dont les lignes pures annonçaient la volonté et l'amour de l'ordre. Et il aurait joint les deux mains, pour lui demander pardon de blasphémer, dans ses heures de révolte.
Aussi pourquoi se refusait-elle avec une pareille obstination ? Vingt fois, il l'avait suppliée, augmentant ses offres, offrant de l'argent, beaucoup d'argent. Puis, il s'était dit qu'elle devait être ambitieuse, il lui avait promis de la nommer première, dès qu'un rayon serait vacant. Et elle refusait, elle refusait encore ! C'était pour lui une stupeur, une lutte où son désir s'enrageait. Le cas lui semblait impossible, cette enfant finirait par céder, car il avait toujours regardé la sagesse d'une femme comme une chose relative. Il ne voyait plus d'autre but, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chez lui, l'asseoir sur ses genoux, en la baisant aux lèvres ; et, à cette vision, le sang de ses veines battait, il demeurait tremblant, bouleversé de son impuissance.

 

 

Au Bonheur des dames, chap. XII