Mme Guibal ou l'art du profit : un lieu de rendez-vous idéal

 

 

 

 

Quand elle arriva enfin au salon de lecture et de correspondance, madame Bourdelais installa Madeleine, Edmond et Lucien devant la grande table ; puis, elle prit elle-même, dans une bibliothèque, des albums de photographies qu'elle leur apporta. La voûte de la longue salle était chargée d'or ; aux deux extrémités, des cheminées monumentales se faisaient face ; de médiocres tableaux, très richement encadrés, couvraient les murs ; et, entre les colonnes, devant chacune des baies cintrées qui ouvraient sur les magasins, il y avait de hautes plantes vertes, dans des vases de majolique. Tout un public silencieux entourait la table, encombrée de revues et de journaux, garnie de papeteries et d'encriers. Des dames ôtaient leurs gants, écrivaient des lettres sur du papier au chiffre de la maison, dont elles biffaient l'en-tête d'un trait de plume. Quelques hommes, renversés au fond de leurs fauteuils, lisaient des journaux. Mais beaucoup de personnes restaient là sans rien faire : maris attendant leurs femmes lâchées au travers des rayons, jeunes dames discrètes, guettant l'arrivée d'un amant, vieux parents déposés comme au vestiaire, pour être repris à la sortie. Et ce monde, assis mollement, se reposait, jetait des coups d'œil, par les baies ouvertes, sur les profondeurs des galeries et des halls, dont la voix lointaine montait, dans le petit bruit des plumes et le froissement des journaux.
– Comment ! vous voilà ! dit madame Bourdelais. Je ne vous reconnaissais pas.
Près des enfants, une dame disparaissait entre les pages d'une revue. C'était madame Guibal. Elle sembla contrariée de la rencontre. Mais elle se remit tout de suite, raconta qu'elle était montée s'asseoir un peu, pour échapper à l'écrasement de la foule. Et, comme madame Bourdelais lui demandait si elle était venue faire des emplettes, elle répondit de son air de langueur, en éteignant de ses paupières l'âpreté égoïste de son regard :
– Oh ! non... Au contraire, je suis venue rendre. Oui, des portières, dont je ne suis pas satisfaite. Seulement, il y a un tel monde, que j'attends de pouvoir approcher du rayon.
Elle causa, dit que c'était bien commode, ce mécanisme des rendus ; auparavant, elle n'achetait jamais, tandis que, maintenant, elle se laissait tenter parfois. A la vérité, elle rendait quatre objets sur cinq, elle commençait à être connue de tous les comptoirs, pour les négoces étranges, flairés sous l'éternel mécontentement qui lui faisait rapporter les articles un à un, après les avoir gardés plusieurs jours. Mais, en parlant, elle ne quittait pas des yeux les portes du salon ; et elle parut soulagée, quand madame Bourdelais retourna vers ses enfants, afin de leur expliquer les photographies. Presque au même moment, M. de Boves et Paul de Vallagnosc entrèrent. Le comte, qui affectait de faire visiter au jeune homme les nouveaux magasins, échangea avec elle un vif regard ; puis, elle se replongea dans sa lecture, comme si elle ne l'avait pas aperçu.
– Tiens ! Paul ! dit une voix derrière ces messieurs.
C'était Mouret, en train de donner son coup d'œil aux divers services. Les mains se tendirent, et il demanda tout de suite :
– Madame de Boves nous a-t-elle fait l'honneur de venir ?
– Mon Dieu ! non, répondit le comte, et à son grand regret. Elle est souffrante, oh ! rien de dangereux.
Mais brusquement, il feignit de voir madame Guibal. Il s'échappa, s'approcha, tête nue ; tandis que les deux autres se contentaient de la saluer de loin. Elle, également, jouait la surprise. Paul avait eu un sourire ; il comprenait enfin, il raconta tout bas à Mouret comment le comte, rencontré par lui rue Richelieu, s'était efforcé de lui échapper et avait pris le parti de l'entraîner au Bonheur, sous le prétexte qu'il fallait absolument voir ça. Depuis un an, la dame tirait de ce dernier l'argent et le plaisir qu'elle pouvait, n'écrivant jamais, lui donnant rendez-vous dans des lieux publics, les églises, les musées, les magasins, pour s'entendre.
– Je crois qu'à chaque rendez-vous ils changent de chambre d'hôtel, murmurait le jeune homme. L'autre mois, il était en tournée d'inspection, il écrivait à sa femme tous les deux jours, de Blois, de Libourne, de Tarbes ; et je suis pourtant convaincu de l'avoir vu entrer dans une pension bourgeoise des Batignolles... Mais, regarde-le donc ! est-il beau, devant elle, avec sa correction de fonctionnaire ! La vieille France ! mon ami, la vieille France !

 

 

Au Bonheur des dames, chap. IX