Le Roman de la Rose
Fol. 14 : L'Amant contemple le rosier
Guillaume de Lorris et jean Meun, 1230-1280.
Parchemin. - 200 ff. - 350 x 250 x 35 mm
BNF, Manuscrits (Fr. 12595 fol. 004)
© Bibliothèque nationale de France

Au miroir, entre mille choses,
J'élus rosiers chargés de roses
Qui se trouvaient en un détour
D'une haie enclos tout autour.
Ils me faisaient si grande envie
Qu'on m'eût en vain offert Pavie
Ou Paris, pour ne pas aller
Le plus gros buisson contempler.
Quand m'eut ainsi pris cette rage
Dont maint a subi le ravage,
Vers les rosiers me dirigeai.
Sachez que quand j'en approchai,
L'odeur suave des broussailles
Me pénétra jusqu'aux entrailles,
Et j'en étais comme embaumé.
N'était la peur d'être blâmé
Ou saisi, j'aurais, mais je n'ose,
Cueilli de ma main une rose,
Pour au moins son odeur sentir ;
Mais j'avais peur du repentir,
Car de ce beau verger le maître
S'en fut moult courroucé peut-être.
Je vis de roses grands monceaux,
Mille boutons petits et gros
Et maintes fleurs encore closes.
Ci-bas il n'est si belles roses !
D'autres étaient à grand' foison
Qui touchaient presque à leur saison,
Mais pas encore épanouies ;
Celles-là sont les moins haïes.
Car les roses au large sein
N'ont guère à vivre qu'un matin,
Tandis que celles fraîches nées
Ont encor deux ou trois journées.
Ces jolis boutons j'admirais
Comme en nul lieu n'en crut jamais ;
Heureux qui pourrait en prendre une !
Comme j'envierais sa fortune !
Et pour en être couronné,
J'aurais à l'instant tout donné.
[ Enluminure ]
Entre toutes j'en choisis une
Si belle, que près d'elle aucune
A son égal je ne prisai.
A juste titre l'avisai,
Car une couleur l'enlumine
Qui est aussi vermeille et fine
Que Nature jamais n'en fit ;
Avec grand art elle y assit
De feuilles quatre belles paires,
Côte à côte fermes et fières.
La queue est droite comme un jonc
Et par dessus sied le bouton
Qui point ne pend ni ne s'incline,
Et son odeur suave et fine
Tout à l'entour de lui s'épand,
———
Toute la place remplissant.
Sitôt que je sentis la rose,
Je ne rêvai plus qu'une chose,
M'en approcher et la cueillir ;
Mais n'osait ma main la saisir,
Car les ronces et les épines ;
Autour dressant leurs pointes fines,
M'arrêtaient ; les chardons aigus,
Les houx, cent arbrisseaux crochus
Menaçaient la main téméraire,
Et trop craignais-je mal m'y faire.
 
 

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