Le Roman de la Rose
Fol. 24 : Raison sermonne l'Amant
Guillaume de Lorris et jean Meun, 1230-1280.
Parchemin. - 200 ff. - 350 x 250 x 35 mm
BNF, Manuscrits (Fr. 12595 fol. 024)
© Bibliothèque nationale de France

Et je la vis venir à moi,
Ni jeune, ni vieille, ma foi,
Et ni trop haute, ni trop basse,
Et ni trop maigre, ni trop grasse.
Les yeux qui en son chef étaient
———
A deux étoiles ressemblaient
Ceignait son chef une couronne,
Bien ressemblait haute personne.
A son semblant, ses traits exquis,
On sentait que du paradis
Elle vint, car jamais Nature
Ne tailla telle créature.
Sachez, si la lettre ne ment,
Dieu la fit assurément
A sa semblance et son image,
Et lui donna tel avantage
Qu'elle peut les hommes guérir
De folie ou les garantir,
S'ils veulent ses conseils entendre.
Me voyant tant de pleurs répandre,
Lors ainsi Raison commença :
Raison qui parle à l'Amant :
Bel ami, ce qui te causa
Tant de mal, c'est folle jeunesse
Et du beau temps de mai l'ivresse
Qui ton coeur fit trop égayer.
Mal te prit d'aller ombroyer
Au verger dont Oiseuse porte
La clef dont elle ouvrit la porte.
Oui, c'est elle qui t'a trahi ;
Sans elle Amour ne t'eût pas nui.
Bien fol qui s'accointe d'Oiseuse,
Accointance trop périlleuse !
Pour ton mal elle t'a conduit
Au verger qu'habite Déduit.
Puisque tu connais ta folie,
Il faut la réparer. Oublie
D'abord et hâte-toi de fuir
Le conseil qui t'a fait faillir.
Belle erreur est qui se pallie,
Et si jeune homme fait folie,
L'on ne doit point s'émerveiller.
Or donc je te vais conseiller.
Eteins cette amoureuse envie,
Cause de la chétive vie
Dont je te vois si tourmenté.
Je n'entrevois pour toi santé
Ni guérison par autre voie,
Car Danger se fait moult grande joie,
Le félon, de te guerroyer.
Ne va pas à lui t'essayer.
Encor Danger pour rien ne compte
A côté de ma fille Honte,
Qui les Rosiers garde et défend
D'un oeil actif et vigilant.
C'est elle surtout qu'il faut craindre
Pour ton fatal désir contraindre.
Et Malebouche les soutient ;
Malheur à qui les toucher vient !
Devant que soit faite la chose,
Déjà par cent lieux il en glose.
Moult as à faire à dure gent ;
Or vois lequel est plus urgent
Ou de laisser, ou de poursuivre
Ce qui te fait à douleur vivre.
De ce mal Amour est le nom,
Plutôt folie, et pourquoi non ?
———
Folie, oui, pour Dieu ! je préfère,
Car amoureux ne sait bien faire,
Nul profit n'en saurait avoir ;
S'il est clerc, il perd son savoir,
Et s'il suit une autre carrière,
Il ne saurait l'exploiter guère,
Et de peines .cent fois autant
Souffre qu'ermite ou moine blanc.
La peine en est démesurée,
Le plaisir de courte durée,
Et pour ce bonheur d'un instant
Qui leur échappe bien souvent,
Combien leur existence jouent
Qui la plupart au port échouent ?
Pourquoi mon conseil n'attendis
Quand au Dieu d'Amours te rendis ?
C'est ton coeur, hélas ! trop volage
Qui subit ce fol esclavage ;
Vite folie on entreprend,
Mais on en sort moult durement.
Or, ce fatal amour oublie
Dont tu vis, mais qui t'humilie,
Car la démence va croissant
Si contre elle on ne se défend.
Ton frein avec courage broie,
Dompte ce coeur qui te guerroie,
Car son coeur qui trop souvent croit
Toujours s'égare et se déçoit.
Résiste donc sans défaillance
Encontre ce que ton coeur pense.
 
 

> partager
 
 

 
 

 
> copier l'aperçu